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Urbanisme par bombardement

Urbanisme par bombardement
Raid aérien britannique sur Hambourg, 1943. KEYSTONE/EVERETT COLL.
Vivre sa ville

Hambourg, 25 juillet 1943. L’opération Gomorrhe est déclenchée. Elle durera jusqu’au 3 août. Les Alliés, voulant pousser le peuple allemand à se révolter contre son gouvernement nazi, larguent un tapis de bombes tel qu’il ne reste bientôt plus de l’ancienne ville libre (Freie und Hansestadt Hamburg) que quelques monuments et infrastructures portuaires; un nombre significatif, aussi, de maisons bourgeoises. Les Britanniques savaient en avoir besoin pour la phase d’occupation de l’Allemagne qui s’annonçait comme une éventualité chaque jour plus probable et pour laquelle il fallait bien entendu que la ville détruite ne le soit pas entièrement, l’objectif étant que les officiers anglais, à l’heure du thé, le boivent ailleurs que sur un tas de gravats et de cadavres calcinés. La préservation des quartiers riches d’avant-guerre était destinée à assurer ce confort-là aux forces d’occupation.

Mais leur mission était aussi de restituer le plus vite possible le foncier bombardé au marché immobilier. Dès la fin des années 1940, il allait avoir carte blanche pour reconstruire la ville sur la table rase qu’étaient devenus en quelques heures les anciens quartiers communistes de Hambourg, les Britanniques empêchant ainsi leur hypothétique devenir soviétique qui hanterait l’Europe jusqu’à la fin du XXe siècle. Ce bombardement et ceux d’autres villes allemandes comme Hanovre, Dresde et Berlin inspireront à l’écrivain W.G. Sebald son implacable analyse de la destruction «comme élément de l’histoire naturelle».

Rafah est l’épisode en cours de cette terrible histoire humaine dont le naturel terrifiant est revenu au galop à maintes reprises et où la paix n’est sans nul doute qu’une anomalie temporaire. Car, avant octobre 2023 et depuis plus de 80 ans, les urbicides n’auront pas manqué, prouvant à maintes reprises le peu de compétence des humains pour la paix. Et voilà l’homme, ecce homo, qui détruit les villes d’Afghanistan, d’Irak, du Koweit, de Syrie… Que reste-t-il d’Alep et de Homs palmyrisées, des villes d’Ukraine dronisées?

Le but, cette fois-ci, est de ne rien reconstruire, de laisser les sables du désert recouvrir ce qui aura été des champs cultivés

La destruction et l’effacement programmés des villes de la bande de Gaza et peut-être de Cisjordanie marquent avec une violence inouïe et sans aucune pitié une nouvelle phase de cet «urbanisme par bombardement», d’une histoire des urbicides qui n’a rien de naturel et dont les buts sont inchangés. Raser une ville, avant ou après l’évacuation des civil·es, reste le moyen le plus efficace de mettre à disposition des investisseurs et profiteurs globaux de l’après-guerre, d’ici un ou dix ans, un immense terrain à bâtir en bord de mer. L’entier de la bande de Gaza débarrassée de toute urbanité sera alors prêt à accueillir de nouveaux lotissements balnéaires, des malls climatisés ou des stades de football financés par quelque émirat. Il n’y aura pour cela que peu de choses à déblayer, les nouvelles technologies de destruction massive permettant même la sauvegarde «chirurgicale» d’un ou deux sites «grecs» ou «romains».

Mais pas plus, car on ne sait jamais: le désespoir des survivant·es pourrait les amener à réoccuper les ruines de leurs maisons bombardées. D’ailleurs, peut-être est-ce encore pire: le but, cette fois-ci, est de ne rien reconstruire, de laisser les sables du désert recouvrir ce qui aura été des champs cultivés, des oliveraies ou des orangers, des jardins, des écoles, des hôpitaux, des maisons. Faire ça pour que rien ne revienne, ni humain, ni inhumain, les dernières poussières de villes millénaires balayées par le vent des hélicoptères contrôlant depuis le ciel l’éventuel surgissement de l’âme des mort·es de faim, 15’000 enfants d’abord, qu’il faudrait renvoyer dans leurs tunnels enfouis.

Plus besoin d’urbanistes alors, les militaires sont de parfaits constructeurs de camps. Les villes, comme la paix, peuvent toujours attendre pour retrouver leur charme cosmopolite. L’indifférence du reste du monde aura suffi, pour chaque ville détruite, à ne pas la sauver, ni à épargner les moindres de ses habitant·es.

* Sociologue, LaSUR EPFL.

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mardi 19 juillet 2022

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