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Strasbourg: beaucoup de requêtes, peu d’arrêts

SUISSE • En 2014, sur 422 requêtes concernant la Suisse traitées par la Cour européenne des droits de l’homme, 19 ont abouti à un arrêt. De quoi apaiser les craintes quant à l’«ingérence des juges étrangers».

Le 26 juin dernier, la commission des affaires juridiques du Conseil national a accepté, par 15 voix contre 5 et 1 abstention, un projet d’arrêté, soumis au référendum facultatif, autorisant le Conseil fédéral à ratifier le protocole n° 15 portant amendement à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH). Le projet doit encore passer devant le Conseil national, puis être traité par la deuxième chambre du Parlement fédéral, le Conseil des Etats. Ce protocole vise, selon la terminologie utilisée, à garantir l’efficacité de la convention et renforcer le principe de subsidiarité.

En réalité, ce protocole revient à limiter quelque peu l’accès à la Cour européenne des droits de l’homme, par exemple en raccourcissant à quatre mois, au lieu de six, le délai pour saisir la Cour, en permettant à la Cour de déclarer une requête irrecevable même si l’affaire n’a pas été dûment examinée par un tribunal interne ou encore en supprimant le droit des parties de s’opposer à ce qu’une affaire soit traitée directement par la Grande Chambre de la Cour. De même, l’affirmation du principe de subsidiarité dans le préambule de la Convention et, surtout, l’affirmation d’une marge d’appréciation des Etats peuvent faire craindre une diminution des garanties conférées aux individus par la Convention.

Pourtant, l’opposition à la ratification de ce protocole n’est pas venue des défenseurs des droits des individus, qui s’étaient un peu manifestés lors de la procédure de consultation, mais d’une frange du Parlement qui considère que l’ordre juridique national doit avoir davantage d’importance. Souvent ce dernier courant d’opinion fait croire que la moitié des affaires portées devant la Cour sont admises, laissant ainsi entendre que des «juges étrangers» s’ingéreraient indûment dans nos affaires internes. On retrouve par exemple cette affirmation sous la plume de la chroniqueuse Marie-Hélène Miauton dans Le Temps du vendredi 10 octobre dernier. Elle y affirmait que la Suisse aurait connu quatorze revers sur vingt-quatre recours déposés en 2012 et 2013, représentant un taux de près de 60%.

Mais la base de ce calcul est erronée, car elle ne prend pour point de départ que les affaires qui ont franchi le cap de la recevabilité et ont été jugées dignes d’être examinées par la Cour. En réalité, sur la période 2012 à 2013, la Cour a traité 1559 requêtes concernant la Suisse, dont 1538 qu’elle a déclarées irrecevables ou dont elle n’a pas poursuivi l’examen et qui ont abouti à la radiation du rôle. Durant cette période, seules 21 requêtes ont été tranchées par un arrêt. Onze ont abouti à la constatation d’une violation, soit un taux de 0,7%, bien loin des 60% mentionnés plus haut. Et encore faut-il préciser que certains de ces arrêts ne sont pas définitifs, l’affaire ayant été portée devant la Grande Chambre par le gouvernement suisse, tel le cas Perinçek qui concerne la condamnation d’un homme politique turc ayant nié le génocide arménien, ou infirmé par la Grande Chambre, comme le cas Gross qui a trait à la question de l’euthanasie.

En 2014, la Cour a traité 422 requêtes concernant la Suisse, dont 403 ont été déclarées irrecevables ou dont elle n’a pas poursuivi l’examen. Seules 19 requêtes ont abouti à un arrêt. La Cour en a rendu 18, car deux requêtes ont donné lieu à un seul arrêt, et ce n’est que dans seulement huit cas que le requérant a obtenu gain de cause, soit un taux de 1,90%, bien loin des 60% mentionnés plus haut.

Cette situation n’a rien de nouveau. En effet, dans son message relatif à l’adhésion de la Suisse à la Convention européenne des droits de l’homme du 4 mars 1974, le Conseil fédéral rapportait que, jusqu’au 31 décembre 1973, 90% des requêtes individuelles adressées à la Commission européenne des droits de l’homme – qui était alors la première instance européenne à examiner les requêtes dirigées contre un Etat – avaient été déclarées irrecevables ou rayées du rôle sans que la commission les ait communiquées aux gouvernements mis en cause. Il ajoutait que sur les 10% restants, plus du tiers avaient été rejetées après observations écrites ou orales du gouvernement mis en cause et que seules moins du cinquième de ces 10% avaient été soumises au Comité des ministres du Conseil de l’Europe ou à la Cour, le solde ayant été ajourné au stade de la recevabilité.

Par ailleurs, le débat public en Suisse autour de la Cour européenne des droits de l’homme s’effectue à travers le prisme déformant des – rares – condamnations de la Suisse, mais il ne faut pas perdre de vue que la Suisse n’est de loin pas l’Etat le plus mis en cause. Actuellement, au 30 juin 2015, plus de 21% des requêtes pendantes devant une formation judiciaire de la Cour concernent l’Ukraine, 14% la Russie, 14% la Turquie et 13,5% l’Italie. La statistique de la Cour répertorie encore la Roumanie (4,9%), la Hongrie (3,8%), la Géorgie (3,5%), la Pologne (2,6%), la Slovénie (2,6%) et l’Azerbaïdjan (2,4%). La Suisse n’est même pas mentionnée, faisant partie des 37 autres Etats totalisant 17% des requêtes restantes.
 

* Avocat au Barreau de Genève, membre du comité de l’Association des juristes progressistes.

Opinions Agora Pierre-Yves Bosshard

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