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OBSOLESCENCE PROGRAMMÉE!

PRODUCTION • Emanation de l’industrie de masse pour solutionner ses problèmes de surproduction, symbole de la société de consommation, l’obsolescence programmée a plus d’un visage. Et ses effets pèsent lourd en termes éthiques, socio-économiques et environnementaux. Tour d’horizon.

L’obsolescence programmée est un concept de production industrielle consistant à créer un produit dont la durée de vie est volontairement limitée. La durée de vie (en heures, en cycles, en kilomètres, ou autre) d’un produit a toujours fait partie de son cahier des charges, dès sa conception. Par exemple au minimum, 5000 heures ou 10 000 cycles. Dans les produits de conception classique (à obsolescence non programmée), la durée de vie minimum est définie, mais aucune durée de vie maximum n’est signalée si ce n’est par leur mort «naturelle» liée à l’usure. Dans les produits à obsolescence programmée, le cahier des charges définit une durée de vie inférieure et supérieure. Un produit défini pour durer 5000 heures doit fonctionner durant ce laps de temps: 5000 heures, ni plus ni moins.

Il existe deux concepts proches: l’obsolescence programmée et le vieillissement programmé. Dans le premier cas, le produit est encore parfaitement fonctionnel, mais a perdu sa compétitivité par rapport à des produits plus récents. Dans le second, il n’est plus fonctionnel. On confond souvent ces deux concepts en un seul sous le nom générique d’obsolescence programmée.

On recense différentes méthodes pour réaliser des produits à obsolescence ou à vieillissement programmés. Nous mentionnerons six de manière non exhaustive:

1. Le défaut fonctionnel (vieillissement programmé). Cette stratégie est basée sur l’existence d’une «pièce maîtresse» qui se casse, rendant l’ensemble du produit non fonctionnel. L’industriel limite la durée de vie de cette pièce par exemple en fragilisant volontairement la structure ou par le choix d’un matériau cassant, et fait en sorte que le coût total pour la réparer soit supérieur au prix d’achat d’un nouveau produit assurant les mêmes fonctions. Bien entendu, la raréfaction des pièces de rechange et les difficultés pour démonter les nouveaux produits rendent toute réparation problématique.

2. Obsolescence par péremption. Ce type s’applique principalement aux produits alimentaires, pharmaceutiques, cosmétiques et chimiques. Au-delà d’une date limite, le produit est supposé inutilisable. Certains restent parfaitement utilisables, par exemple des produits alimentaires indiquant une date limite d’utilisation optimale – «A consommer de préférence avant le…» –, leurs propriétés nutritives étant conservées au-delà de cette date limite. A ne pas confondre avec la date limite de consommation ou date de péremption – «A consommer jusqu’au…» – sous peine de s’exposer à des risques pour la santé.

3. Obsolesence indirecte. C’est le type le plus courant. Des produits parfaitement fonctionnels deviennent inutilisables parce que certains de leurs composants (les consommables ou les chargeurs, par exemple) ne sont plus disponibles sur le marché. L’exemple le plus courant étant celui des imprimantes en parfait état de marche que l’on ne peut plus utiliser parce que les cartouches d’encre appropriées ne sont plus produites. Cette pratique est aussi extensible aux logiciels avec l’arrêt de la mise à disposition des mises à jour.

4. Obsolescence par notification. Il s’agit d’une sorte d’autopéremption. Le produit lui-même indique à l’utilisateur qu’il est nécessaire de changer ou de réparer une partie ou l’ensemble de l’appareil. Citons les imprimantes qui signalent qu’une cartouche d’encre doit être remplacée alors qu’elle contient encore de l’encre, ou l’imprimante qui affiche un message d’erreur volontaire pour bloquer l’utilisation de l’appareil alors qu’il est encore parfaitement fonctionnel.

5. Obsolescence par incompatibilité. C’est le type le plus souvent rencontré dans le monde des logiciels. On rend un logiciel obsolète à cause de son incompatibilité avec ses versions ultérieures.

6. Obsolescence psychologique. Elle est surtout pratiquée dans le monde de la mode (notamment vestimentaire) sous le nom d’obsolescence esthétique. Il s’agit d’une obsolescence subjective. Les modes vestimentaires et les critères d’élégance évoluent rapidement, et les vêtements perdent leur valeur simplement parce qu’ils ne sont plus «à la mode». Certains fabricants lancent des opérations marketing et des campagnes publicitaires dans le but de créer des modes et d’en discréditer d’autres.

On retrouve l’obsolescence psychologique à d’autres niveaux. L’argument «écologique» annoncé par certains fabricants vient justifier la mise au rebut d’un ancien appareil pour un nouveau modèle prétendument moins énergivore. Remarquons que ces techniques ne sont applicables que si deux conditions majeures sont réunies. Il faut d’une part que le marché soit dans une situation de quasi-monopole. Dans le cas contraire, une forte concurrence ne permet pas d’imposer aux consommateurs des produits à durée de vie limitée. D’autre part, le consommateur ne doit pas être au courant que le produit qu’il achète est à obsolescence ou vieillissement programmé, ni même savoir où se situe dans le produit la partie limitante.

Quels sont les avantages de l’obsolescence ou du vieillissement programmés? Les adeptes de ces stratégies prétendent que ces techniques dynamisent le marché et créent des conditions favorables aux entreprises innovantes. Connaître (et provoquer) la fin de vie d’un produit permet d’anticiper et de prévoir l’évolution des ventes sur le long terme, ce qui réduit les risques économiques et facilite la planification des investissements industriels. L’avantage ne concerne que le producteur; le consommateur n’y a aucun intérêt puisqu’il doit racheter plus souvent un produit assurant les mêmes fonctions.

On peut se demander si ces stratégies ne sont pas la conséquence logique de l’industrie de masse. Les quantités de produits mises sur le marché sont telles qu’il n’y a pas assez de consommateurs pour tout acheter. L’obsolescence ou le vieillissement programmé permettent «facilement» aux industries de renouveler leurs marchés avec le même volume de consommateurs et de «redynamiser» un marché saturé. C’est une solution au problème de la surproduction et une manière illusoire de favoriser un renouvellement illimité des biens. Comme le dit l’économiste français Serge Latouche: «Dans une société basée sur le principe de ‘la croissance pour la croissance’ l’obsolescence programmée a sa place. On peut par contre se demander si cette vision est valable sur le long terme.»

Outre le fait qu’elle génère des dépenses supplémentaires pour les consommateurs, l’obsolescence programmée produit un flux ininterrompu de déchets. Déchets non seulement dus à la mise au rebut de produits obsolètes ou non fonctionnels, mais aussi issus de la production massive de produits de remplacement. La quantité de déchets générés pose d’énormes problèmes quant à leur traitement ou stockage, généralement dans des pays du tiers monde. «Dans les pays occidentaux, on peste contre des produits bas de gamme qu’il faut remplacer sans arrêt. Tandis qu’au Ghana, on s’exaspère de ces déchets informatiques qui arrivent par conteneurs1.»

Enfin, la surproduction de produits de remplacement pose des problèmes quant à l’exploitation massive des ressources de la planète. Est-il raisonnable, sur le long terme, de limiter volontairement la durée de vie d’un produit alors que nous avons les capacités techniques de le faire durer beaucoup plus longtemps, sachant que cela implique de:
• pousser le consommateur à dépenser à nouveau de l’argent pour acquérir un bien qu’il a déjà ou similaire;
• générer massivement des
déchets;
• consommer de manière tout aussi massive des ressources naturelles limitées pour la production de ces biens de remplacement?
On nous affirme que «cela dynamise le marché». Certes. Et l’éthique dans tout cela?
Historiquement, le premier produit à avoir été développé de manière massive selon le concept de l’obsolescence programmée est l’ampoule à incandescence classique. La durée de vie moyenne de ces ampoules était de 2500 heures en 1924, au niveau mondial. La volonté des principaux fabricants d’ampoules réunis dans un cartel du nom de Phoebus était de réduire la durée de vie moyenne des ampoules à 1000 heures. Trois ans plus tard, en 1927, leur but était atteint.
Comme autre exemple, citons les bas nylon. En 1940, les bas mis sur le marché par DuPont ne filaient pas. Face à l’effondrement des ventes dû au manque de renouvellement, DuPont a modifié la formule de fabrication de son nylon de manière à ce qu’il soit plus sensible aux UV. Les bas se sont mis à filer et les ventes sont remontées. Un exemple historique d’obsolescence esthétique est celui opposant Henry Ford à General Motors. Pour concurrencer la Ford T, modèle unique, General Motors a inventé une voiture conçue avec un châssis et un moteur uniques, mais avec des possibilités de changement de gamme en changeant la carrosserie (forme, couleur) et les accessoires chaque année. A l’aide de la publicité, il pousse les automobilistes américains à racheter un nouveau véhicule en démodant les versions des années précédentes.
Citons aussi les batteries de certains lecteurs de musique portables dont la durée de vie a été volontairement limitée à 18 mois et dont le remplacement n’était pas possible. Ou encore certaines imprimantes qui sont faites pour se bloquer automatiquement (par une programmation interne) après un certain nombre de pages imprimées.
L’éducation, universitaire ou non, fabrique des travailleurs. Elle crée des personnes aux connaissances relativement similaires à un rythme soutenu. Pour la très grande majorité, elle crée des êtres dans le seul but d’assurer les tâches nécessaires au bon fonctionnement des sociétés qui les ont formés. Et cela, pour une durée assez bien déterminée selon les pays. Chez nous, c’est 63 ans pour la femme et 65 pour l’homme: ni plus, ni moins.
L’être humain, dans nos sociétés «développées», serait-il amené à devenir lui aussi un produit à obsolescence programmée?

Références:
L’obsolescence programmée, symbole de la société du gaspillage – Le cas des produits électriques et électroniques, rapport de Marine Fabre et Wiebke Winkler, septembre 2010.
Made to Break: Technology and Obsolescence in America de Giles Slade.
http ://fr.wikipedia.org/wiki/Obsolescence_programmée

*doctorant à l’EPFL. Ce texte est extrait du numéro de juin (n° 30) de la revue trimestrielle CultureEnjeu, dossier
«Former sans formater».
1 Documentaire «Prêt à Jeter», Arte, 15 février 2011.

Opinions Contrechamp Pierre-Henri Morin

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