On nous écrit

Inégalités

Pierre Aguet évoque une de ses récentes lectures.
Société

Pour un «partageux» de toujours, refaire le tour de l’histoire de l’humanité avec les lunettes d’un économiste-historien qui ne s’intéresse qu’aux inégalités, voilà un exercice passionnant. Il y a un mais. Le livre Capital et idéologie de Thomas Piketty est écrit en petits caractères. Toutes les pages ou presque contiennent un tiers de leur surface en notes de caractères encore plus petites. Il compte plus de 1200 pages. Autant parler d’une encyclopédie qui compterait cinq ou six livres «normaux». Les muscles de mes bras se sont renforcés. Le confinement m’a paru moins long.

L’enquête de Piketty illustre magistralement l’incapacité d’au moins 50% de la population pauvre, au cours des siècles, de savoir défendre son légitime accès à la prospérité collective. La facilité des «élites» à justifier les inégalités qui les arrangent si bien n’a d’égal que l’attitude fragile et peureuse des pauvres. Comme des moutons, ils ne réagissent que lorsqu’ils n’arrivent plus à se nourrir. Ce comportement d’esclaves est à désespérer. Mais il s’explique aussi par la violence avec laquelle les riches maintiennent leur suprématie tout au long de l’histoire. Ce livre évoque les sociétés antiques, le Moyen-Age, les sociétés trifonctionnelles d’avant la révolution française, les sociétés esclavagistes et coloniales, communistes et sociales-démocrates, ainsi que l’hypercapitalisme inégalitaire issu de la révolution conservatrice des années 1980-1990. Il évoque les expériences européennes, étasuniennes, indiennes, chinoises, africaines et sud-américaines.

Le saviez-vous? Les Japonais ont attaqué Pearl Harbor parce que les Etats-Unis avaient décidé de bloquer toute livraison de pétrole au Japon. Les Iraniens, les Chiliens, les Vénézuéliens, les Cubains connaissent tous cette façon qu’ont les Américains de faire la guerre. Etranglés, les Japonais devaient casser ce blocus avant d’être à sec, avant d’être paralysés.

Saviez-vous que depuis les années 1930 environ, et jusqu’à la fin des années 1970, on peut considérer les USA et l’Europe (excepté le conflit de 1939-45) comme des pays sociaux-démocrates, même si c’est leurs adversaires qui conduisaient ces politiques redistributives?

Saviez-vous que pour y parvenir, les USA prélevaient des impôts allant jusqu’à 81% des hauts-revenus, en moyenne, entre 1932 et 1980? Ce n’est qu’après Reagan qu’ils sont retombés à 28% et que, dès lors, la croissance du revenu national a été divisée par trois, que les revenus les plus bas n’ont enregistré aucune croissance en trente an. Que ni Clinton, ni Obama n’ont corrigé cette politique sous réserve que les 28% ont évolué jusqu’à 39%. Thatcher, en Grande-Bretagne, a passé ces taux que l’on ose à peine évoquer (81%), de 75 à 40%.

Saviez-vous que le parti démocrate étasunien était celui qui défendait l’esclavage? A force de dénoncer les républicains qui exploitaient les ouvriers, selon eux, encore plus que les esclavagistes n’exploitaient leurs esclaves, ils se sont retrouvés dans le camp de la gauche et ont inventé le New Deal en 1932, proposé le premier président noir et défendent une politique sociale plus active.
Saviez-vous que sur les quinze premiers présidents des Etats-Unis, onze étaient propriétaires d’esclaves?

Saviez-vous pourquoi ces dernières années les sociaux-démocrates ont presque disparu après avoir conduit des politiques beaucoup moins redistributives que leurs aînés souvent minoritaires? C’est parce que, depuis les années 1990, ces partis sont devenus ceux des citoyens les plus diplômés. Ils regroupent ainsi des leaders ayant des hauts revenus qui finissent par pactiser avec les leaders de la droite qui représentent les hauts-patrimoines. Les citoyens les plus modestes se tournent dès lors vers d’autres promesses. Piketty l’appelle la «gauche brahmane» complice de la droite marchande.
Saviez-vous que Le Pen, avant de former son parti, avait été élu à la chambre des députés comme poujadiste?

Ce livre est tellement riche d’analyses et de propositions que je vais certainement y revenir. Mais je me réjouis tout de même de passer à autre chose.

Pierre Aguet,
Vevey

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