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Famine afghane: la grande hypocrisie

Plus de la moitié de la population afghane souffre aujourd’hui d’une grave insécurité alimentaire. Spécialiste des questions humanitaires internationales, Pierre Micheletti analyse la conjonction de facteurs responsables de cette situation et dénonce «l’amnésie» de la communauté internationale au moment de faire face à la crise humanitaire que traverse le pays.
Famine afghane: la grande hypocrisie
Un jeune homme transporte un sac de riz lors d’une distribution d’aide alimentaire pour les familles dans le besoin à Kaboul, en février 2022. KEYSTONE
Afghanistan

Le grand malheur de la population afghane réside dans la localisation de son pays, pris depuis des siècles entre tectonique des plaques et guerres par procuration.1> W. Maley, «Afghanistan: éclairage historique et géographique», Revue internationale de la Croix-Rouge, Vol. 93, 2011/1, accès: bit.ly/3LQvkNL Comme si les montagnes vertigineuses résultaient du choc des blocs qui entourent l’Afghanistan2> Mauduit, «La longue histoire de l’Afghanistan» (4 épisodes), France Culture, 30 août au 2 sept. 2021, bit.ly/3v7QeC2, né sur les marges de l’Empire perse des Safavides à l’ouest, de l’empire russe au nord et de l’Empire moghol, bientôt relayé par l’Empire britannique des Indes, à l’est.

L’après-Seconde Guerre mondiale en fera l’un des épicentres violents de la guerre froide avec l’entrée en 1979 de l’Armée rouge, dont les officiers sont persuadés qu’ils effectuent une courte opération de police régionale dans un Etat vassal, dans la lignée d’interventions antérieures. L’opération prend ainsi le nom de code d’«Opération Prague»3> «Le Printemps de Prague a 50 ans», TV5 Monde, 4 octobre 2018, bit.ly/33IfhjT</fn<… Ronald Reagan voulut en faire – avec succès – le «Tombeau de l’Armée rouge»{[(|fnote_stt|)]}>Marangé, «La guerre d’Afghanistan, tombeau de l’Union soviétique», Guerres mondiales et conflits contemporains 2021/1 (N° 281), pp. 97 à 110, bit.ly/3s8JwKj, en même temps que l’opération la plus coûteuse de l’après-guerre pour la CIA.4> Lire aussi: B. Dupagine, «Afghanistan: des décennies de guerre et d’erreurs de calcul», The Conversation, 19 août 2021, bit.ly/3LPSNif
Peu à peu se mettent alors en place les mécanismes, multiples et intriqués, qui aboutissent à la situation d’insécurité alimentaire majeure6 que connaît l’Afghanistan aujourd’hui.

La fabrique d’une famine

Dans ce pays de 650 000 km2 [un peu plus grand que la France] seules 12% des terres sont considérées comme cultivables (contre 60% en France) et sont très dépendantes de la pluviométrie et d’un complexe système d’irrigation que la réforme agraire avortée de 1978, alors menée par le nouveau régime communiste5> C. Parenti, «Retour sur l’expérience communiste en Afghanistan», Le Monde diplomatique, août 2012, bit.ly/3LRplbE, déstructurera en partie. Puis, pendant l’occupation soviétique, la destruction d’installations agricoles participa de stratégies, parfois volontaires, destinées à vider de leurs populations des poches de résistance.

En parallèle se mettent en place deux autres phénomènes qui viennent aggraver encore l’équation de la faim: les mouvements massifs de déplacés forcés6> «Les personnes déplacées d’Afghanistan: 2014 et au-delà», Revue Migrations forcées, RMF 46, mai 2014, bit.ly/3sdg5XE fuyant les campagnes pour gagner les habitats miséreux de la périphérie des villes, et une augmentation constante des surfaces agricoles consacrées à la culture du pavot.7> Lire aussi: P. Micheletti, «En Afghanistan, la crise humanitaire risque de déboucher sur une famine catastrophique», The Conversation, 21 septembre2021, bit.ly/3h6E8kr

Le développement rapide de l’éphédra (oman dans la langue locale), qui permet de produire des méthamphétamines de faible qualité, contribue à renforcer le statut de narco-Etat de l’Afghanistan8> J. Goodhand, «Afghanistan: le contrôle du marché de la drogue, l’autre victoire des talibans», The Conversation, 16 août 2021, bit.ly/3t3hAGK, dans une logique qui relève de la part des producteurs d’un processus adaptatif de survie. Les avances financières qui leur sont concédées par les trafiquants (salaam) pour payer des intrants devenus nécessaires à la production de drogue les piègent dans un modèle économique classique de l’agriculture d’exportation.

Deux chiffres rendent compte de ces phénomènes depuis l’entrée de la coalition en 2001 et la chute du premier régime taliban: en vingt ans, le pays n’aura pas connu une année durant laquelle le flux de personnes déracinées sera tombé en dessous de 150 000 par an, avec deux pics à plus d’un million en 2001 et 2014; dans le même temps, les surfaces consacrées à la culture du pavot ont triplé, stimulées par une meilleure rentabilité financière pour les agriculteurs et par les besoins d’achat d’armement des talibans.

La meilleure résistance du pavot au réchauffement climatique, comparé à d’autres productions de l’agriculture vivrière, est venue encore renforcer la progression des surfaces plantées. La situation ne serait pas aussi dramatique si tous les mécanismes qui précèdent ne s’étaient ajoutés à une progression démographique qui confère à l’Afghanistan le record mondial en la matière, avec un taux annuel de 6%. Depuis 2001, la population du pays est ainsi passée de 18 à 38 millions d’habitants, avec un taux d’urbanisation aujourd’hui estimé à 30%.

Les talibans sont ainsi aujourd’hui aux commandes d’un pays qui a profondément changé depuis leur première prise de pouvoir en 1996. L’ensemble de ces réalités convergent pour créer les conditions d’une fatale équation alimentaire auquel le nouveau régime de l’émirat islamique est confronté, sans ignorer pour autant la part de responsabilité de ses dirigeants dans une partie des mécanismes décrits. Pour y faire face, les caisses de l’Etat sont vides et le système de santé exsangue.

Entre cynisme et amnésie

Dans un scandaleux exercice d’amnésie collective, les membres du Conseil de sécurité de l’ONU, comme les autres pays les plus riches parmi ceux qui composent l’Assemblée générale des Nations unies, rechignent à contribuer en urgence à l’appel de fonds de 4,4 milliards de dollars9> J. Follorou, «L’appel de l’ONU à lever 5 milliards de dollars d’aide pour l’Afghanistan reste sans réponse», Le Monde, lancé par le sous-secrétaire général des Nations unies aux affaires humanitaires, Martin Griffiths, et relayé par le secrétaire général Antonio Guterres.

Tous sont oublieux de l’histoire, oublieux de l’accord de Doha [passé en février 2020 entre l’administration Trump et les talibans et fixant le départ des troupes étasuniennes d’Afghanistan] qui avait volontairement tenu à l’écart des négociations aussi bien le gouvernement afghan d’Achraf Ghani que les alliés de la coalition internationale. Prenant ainsi acte de l’alternance politique annoncée, et faisant aujourd’hui semblant de s’offusquer de l’arrivée au pouvoir des talibans… Oublieux, chemin faisant, du «Grand jeu» dans lequel les uns et les autres ont continué d’inscrire la population civile, dans des enjeux qui la dépassent totalement.

En décembre 2021, après d’âpres négociations10>A. Aburas, «Le Conseil de sécurité adopte une résolution pour faciliter l’acheminement des aides humanitaires à l’Afghanistan», Anadolu Ajansi (agence de presse du gouvernement turc), 22 décembre 2021, bit.ly/3Hbw9gJ, le Conseil de sécurité a finalement voté une résolution11>Conseil de sécurité des Nations unies, Résolution 2615 (2021) du 22 décembre 2021. qui, pour un an, permet la mise en œuvre d’une aide humanitaire qui peut se déployer sous conditions, sans que ne puisse lui être opposé le régime de sanctions qui frappe les nouvelles autorités afghanes. Si la Chine et la Russie ont pesé de tout leur poids pour aboutir à cette décision politique, les deux pays ne se sont pour autant pas engagés sur les aspects des financements de cette résolution 2615, finalement votée à l’unanimité du Conseil de sécurité.

Ces atermoiements traduisent une nouvelle fois l’impérative nécessité de refonder le modèle de financement de l’aide humanitaire.12>P. Michelettti, 0,03% – Pour une transformation du mouvement humanitaire international, Editions Parole, 2020, bit.ly/3LQER7v Telle qu’elle est organisée aujourd’hui, cette aide est insuffisante en volume et trop dépendante du jeu complexe des relations entre grandes puissances. Mais en attendant, il faut rapidement obtenir ces financements et les mettre à disposition des organisations en mesure de les déployer. En Afghanistan, le sort de 22 millions de personnes en dépend.13> «Une crise majeure frappe l’Afghanistan» (communiqué), Action contre la faim, 26 octobre 2021, bit.ly/3t36FNm

C’est pour faciliter la collecte des sommes destinées à l’aide d’urgence – et pour œuvrer à une certaine forme de légitimation de leur rôle politique –, qu’une délégation de responsables talibans a récemment effectué son premier déplacement en Europe14> «Afghanistan : talibans et Occidentaux évoquent la crise humanitaire lors d’une rencontre inédite» (AFP), Le Monde, 24 janvier 2022, bit.ly/34TCdgR, pour rencontrer à Oslo les représentants des pays occidentaux qui aujourd’hui sont les financeurs primordiaux de l’aide humanitaire mondiale.

Réunies au sein d’un organisme de coordination (Agency Coordinating Body for Afghan Relief & Development, Acbar), des dizaines d’ONG internationales et afghanes – homologuées par les autorités talibanes – seront en charge, aux côtés des agences spécialisées de l’ONU, de délivrer l’aide humanitaire d’urgence.

Sous l’égide du Ministère de l’économie de l’«Emirat islamique d’Afghanistan» a été élaboré un document qui formalise le plan global de suivi et de contrôle des ONG impliquées dans les réponses humanitaires. Certains aspects ne manqueront pas de soulever questions et débats à la lumière d’interventions qui aujourd’hui ne sont pas entravées par les nouvelles autorités du pays.

A l’enveloppe destinée à l’aide humanitaire, qui peine déjà a être réunie, se greffent également des besoins financiers additionnels pour mettre en œuvre le «Cadre d’engagement transitionnel». Ce programme permet d’assurer la coordination des activités des entités membres de l’équipe des Nations unies 15>ONU, 26 janvier 2022, bit.ly/3LVDx3t en aidant au maintien des services de base – tels que la santé et l’éducation – et à la préservation des systèmes communautaires essentiels. Il porte à 8 milliards de dollars l’ensemble des besoins financiers pour l’année à venir.

C’est dire combien la question du modèle économique et de la contribution d’un socle beaucoup plus large de pays contributeurs de l’aide internationale devient cruciale. Ce n’est donc pas une surprise que les organisateurs du prochain Sommet humanitaire européen, qui se tiendra à Bruxelles du 21 au 23 mars prochains, aient décidé de faire de cette question l’un des sujets majeurs de la rencontre.

Notes[+]

Pierre Micheletti est concepteur et responsable pédagogique du diplôme universitaire «Santé Solidarité Précarité» à la Faculté de Médecine de l’Université Grenoble Alpes (UGA).
Article paru sous le titre «Famine en Afghanistan : la grande hypocrisie» dans The Conversation.

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