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DÉBOUTÉS ET INVISIBLES

ASILE (2) – Dans le processus de démantèlement des droits sociaux des demandeurs d’asile, l’introduction, en 2004, de l’aide d’urgence a conduit à la «disparition» des requérants par leur déclassement social. Second volet de l’analyse de Françoise Kopf, militante pour la défense du droit d’asile.

Après l’instrumentalisation du système d’aide sociale utilisé comme moyen de coercition1, la politique d’asile dissuasive poursuivie par la Suisse franchit un pas supplémentaire avec l’invention de l’aide d’urgence (réd).
La mesure, qui a d’abord visé les requérants d’asile frappés d’une décision de non-entrée en matière – nommés depuis «les NEM» – en 2004, a été introduite dans le cadre du programme fédéral d’allègement budgétaire de 2003 (PAB 03)! «Compte tenu de la situation actuelle en matière de politique budgétaire, le Conseil fédéral entend prendre des mesures supplémentaires dans le domaine de l’asile et des réfugiés en vue de réduire le nombre de requérants séjournant en Suisse»2, dixit le Conseil fédéral.

On ne voit pas très bien en quoi le nombre de requérants serait influencé par une mesure budgétaire. Pour comprendre ce lien de causalité, il faut revenir à la publication par l’Office fédéral des réfugiés (ODR) du rapport dit Fuhrer/Gerber en mars 20003. Présenté dans le cadre de la révision de la loi sur l’asile qui a abouti en 2007, il a joué un rôle important dans la mise en détresse sociale et le basculement dans l’illégalité des requérants déboutés.

Commandé par Arnold Koller en 1998, repris par Ruth Metzler (tous deux conseillers fédéraux et ministres de la Justice), le rapport, intitulé «Incitations individuelles et institutionnelles dans le domaine de l’asile», a façonné les contours des mesures réalisées quatre ans plus tard par Christophe Blocher, alors conseiller fédéral et ministre de la Justice. Afin de «réduire réellement les coûts liés à l’accueil des personnes de l’asile ou, en d’autres termes, de diminuer les engagements financiers assumés dans ce domaine par l’ensemble du secteur public», le rapport proposait des mesures «d’incitations individuelles et institutionnelles», incitations signifiant ici sanctions ou récompenses financières. Sur le plan institutionnel, le report de charges sur les cantons permettrait de faire porter à l’administration directement responsable les résultats des conséquences financières de ses actes.

Quant aux sanctions individuelles, le rapport ne manque pas de propositions: «une réduction au minimum des conditions de logement, d’alimentation et des soins de santé dispensés; une obligation de renouveler régulièrement les demandes de prestations sociales auprès d’institutions définies par les autorités». Des mesures à appliquer à «toutes les personnes du domaine de l’asile pour lesquelles l’exécution du renvoi est impossible (…) après la fixation du délai de départ définitif, à l’exclusion des requérants qui ont déclaré d’une manière claire leur identité».

Le rapport théorise finalement les mesures incitant à la «disparition» des requérants d’asile. «(…) La fin de l’assistance personnalisée (de l’aide sociale, ndlr) permettrait d’exécuter, de manière directe ou indirecte, des décisions de renvoi qui sont légitimées par une procédure irréprochable. Les personnes qui ne sont pas prêtes à accepter ces verdicts (…), seraient amenées à choisir, plus rapidement que maintenant, entre un retour digne dans leur pays (…) ou la précarité sociale en Suisse ou à l’étranger.» Expulsées des centres collectifs, «elles n’auraient plus d’adresse fixe». «L’effet probable direct de l’imposition de l’anonymat serait une accélération des départs non contrôlés et des disparitions. Ces dernières sont actuellement déjà très nombreuses (environ 12 000 en 1999) et verraient probablement leur nombre s’accroître de quelques centaines de cas par an» (p. 11).

Si un réseau de «centres d’urgence» est mis en place, les conditions de vie y seront dissuasives. «A en juger par l’expérience faite ces dernières années (…), seule une minorité des individus concernés est susceptible de recourir systématiquement et pour une longue durée aux services et aux biens accessibles dans les centres d’urgence. La grande majorité d’entre eux disparaîtrait et chercherait de nouvelles opportunités dans la clandestinité ou au-delà des frontières. (…)».

La lecture du rapport est fastidieuse. Toute réflexion sur l’asile, sur les parcours et les destins personnels des requérants en est absente. Le document n’en est pas moins instructif: il montre que, plus qu’un retour dans leur pays, le traitement infligé aux requérants déboutés vise à les pousser à «disparaître» dans la clandestinité, ici ou ailleurs. Cette «disparition» permettrait les économies escomptées (les personnes concernées ne touchant plus aucune aide financière) et résoudrait également la question des renvois impossibles, et ce, également à moindre coût.

Si les cantons ne parviennent pas à renvoyer les personnes concernées, ce sont eux qui assumeront les frais d’entretien. Ce report de charges financières de la Confédération sur les cantons a poussé ces derniers à durcir les régimes d’aide d’urgence, pour se débarrasser des personnes concernées. Les paroles d’une fonctionnaire de la police des étrangers du canton de Soleure, rapportées par un requérant d’asile débouté, sont éloquentes: «Comment, vous êtes encore là, après tout ce qu’on vous fait?». Aucun canton n’a refusé l’instauration du système d’aide d’urgence pour des raisons éthiques.

Pourtant, il est évident que l’aide d’urgence, telle qu’elle a été conçue pour les requérants déboutés, non seulement ne garantit pas «des conditions dignes», mais constitue une grave atteinte à l’intégrité physique et psychique des personnes concernées.

Le Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, Alvaro Gil-Robles, s’en est ému d’une manière on ne peut plus explicite en 2005, au terme de sa visite en Suisse. «Je considère que ce mécanisme conduit à plonger un certain nombre de ressortissants étrangers qui se trouvent en territoire suisse dans une situation de misère et d’avilissement à leurs propres yeux et à ceux d’autrui qui peut poser un problème de compatibilité avec l’interdiction de traitements inhumains ou dégradants inscrite à l’article 3 de la CEDH».4 Les conditions indignes de «l’aide d’urgence» ont poussé les trois quarts des requérants concernés à plonger dans la clandestinité. Certains d’entre eux n’ont jamais demandé d’aide, par peur d’être mis en détention, d’autres ont quitté les «centres d’accueil minimaux» au bout de quelques mois ou de quelques semaines, parce qu’ils ne supportaient plus les conditions des régimes auxquels ils étaient soumis.

La disparition des requérants d’asile n’est donc pas un effet indésirable, mais un effet recherché et attendu. Alvaro Gil-Robles avait bien identifié ce mécanisme: «Ainsi, les demandeurs d’asile frappés de NEM – y compris des personnes vulnérables (femmes enceintes, familles avec enfants en bas âge, personnes âgées, personnes nécessitant des soins pour lesquelles la loi ne fait pas d’exception) – peuvent se retrouver aux marges extrêmes de la société suisse, dans des conditions difficilement compatibles avec la dignité humaine. Des documents indiquent que les autorités sont conscientes des conséquences des mesures prises et que la marginalisation extrême est connue5. Son but serait d’exercer une pression sur les individus concernés afin que ceux-ci acceptent de quitter le pays volontairement»6 (…).

«En tout état de cause, j’ai du mal à juger comme positif, à l’instar des autorités suisses, le fait que ‘94% [des personnes frappées de NEM] ont quitté le domaine de l’asile de façon non contrôlée’, ajoutant explicitement que ‘cette forte proportion de départs non contrôlés est voulue par le système’. Je suis plutôt d’avis que la perte de tout contrôle sur une partie de la population, que l’on fait sciemment plonger dans la clandestinité, risque d’entraîner, au contraire, des conséquences négatives du point de vue de l’ordre public, de la santé publique et des droits des individus».7 (…)

Ce qui est en train de se passer sous nos yeux appelle à un acte de résistance civique persévérant pour s’opposer à la dérive de nos autorités. La remise en cause juridique, politique, intellectuelle et philosophique d’un appareil législatif et d’un système administratif, qui lient les droits de personnes résidant en Suisse à leur statut administratif de séjour, de nature à pervertir le sens même de l’asile-refuge, est aujourd’hui devenu une nécessité vitale: défendre les droits des requérants d’asile déboutés n’est plus possible sans remettre en question la légitimité de lois qui légalisent précisément leur non-droit.

L’instrumentalisation et la perversion du système de protection sociale et du droit pénal à des fins d’exclusion, aux antipodes du devoir d’hospitalité, est incompatible avec la notion d’un Etat de droit, dont la Constitution garantit le respect des droits fondamentaux de toute personne y résidant, indépendamment de son statut de séjour. I

* Coordinatrice de IGA SOS Racisme.

Ce texte, dont le premier volet a été publié dans notre édition du 12 octobre, figure dans le numéro spécial de septembre de Vivre Ensemble – bulletin de liaison pour la défense du droit d’asile. Il est extrait d’un article qui paraîtra dans les Actes du colloque international de l’Université de Lausanne, La pensée et l’action dans le pouvoir. Colère: dynamiques soumission-insoumission et création politique, avril 2010, Paris. Pour information: sbarrial.ctp2010@gmail.com

1 Lire Le Courrier du 12 octobre.

2 FF (feuille fédérale) n° 32, p. 5166 et suivantes: Message de la Confédération introduisant le PAB 03.

3 Rapport final du Groupe de travail sur le financement du domaine de l’asile à l’attention du Département fédéral de justice et police (DFJP), «Incitations individuelles et institutionnelles dans le domaine de l’asile», Berne, 9 mars 2000.

4 Rapport de M. Alvaro Gil-Robles, Commissaire aux Droits de l’Homme sur sa visite en Suisse, 2 juin 2005, p. 21.

5 Note en bas de page du rapport Gil-Robles: «la lecture du Rapport final du Groupe de travail sur le financement du domaine de l’asile à l’attention du DFJP, intitulé «Incitations individuelles et institutionnelles dans le domaine de l’asile» (…), est à cet égard instructif», p. 20.

6 Rapport Gil-Robles, p. 20.

7 Ibidem, pp. 22-23.

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