Économie

CITOYENS DANS LA TOURMENTE

CRISE FINANCIÊRE – Chargé de recherche à l’Université de Lausanne, Virgile Perret analyse le passage de la socialisation des risques à la socialisation des pertes et dénonce les multiples coûts sociaux engendrés par la déréglementation de la finance mondiale.

La finance touche à des enjeux techniques et complexes, aux conséquences diffuses et difficiles à comprendre, ce qui tend à maintenir cette sphère à l’écart du débat public et lui donne parfois l’apparence de s’abstraire de la vie démocratique et sociale. Cependant, les crises financières sont des périodes particulières qui agissent comme des révélateurs de la nature sociale de la finance, en particulier à travers les répercussions visibles, et parfois dramatiques, qu’elles ont sur la vie des citoyens ordinaires. La crise financière mondiale que nous traversons actuellement permet d’illustrer, d’au moins trois façons, cette interaction entre la finance et la citoyenneté, une problématique rarement analysée en sciences sociales.
Premièrement, la crise a anéanti les plans de retraite de très nombreux citoyens qui avaient placé leur épargne dans des fonds de pension. Deuxièmement, elle a sollicité de facto les citoyens-contribuables dans le cadre d’opérations de sauvetage de nombreux établissements bancaires à travers les pays riches, mais aussi d’autres bien plus pauvres. Troisièmement, elle engendre des coûts sociaux exorbitants qui sont en partie répercutés sur les systèmes de protection sociale des Etats.

Selon Peter R. Orszag, le principal expert en matière budgétaire auprès du Congrès américain, la crise financière a anéanti quelque 2000 milliards de dollars (1470 milliards d’euros) épargnés par les Américains dans leurs plans de retraite au cours des quinze derniers mois (de juin 2007 à septembre 2008). Il estime que ces pertes vont probablement contraindre de nombreux salariés à retarder leur départ à la retraite. Ce phénomène frappe en particulier les pays anglo-saxons qui sont allés le plus loin dans l’adoption du système de retraite par capitalisation.

Le passage d’un modèle par répartition (ou à prestations définies) à un modèle par capitalisation (ou à cotisations définies) revient à transférer la responsabilité de l’épargne vieillesse de l’Etat vers les particuliers et les entreprises. Dans le premier, les employés ont la garantie de recevoir, au moment de la retraite, une somme fixée en fonction du salaire et des années de cotisation. En revanche, dans le second, les employés versent une cotisation à un fonds d’investissement qui, au moment de la retraite, leur fournira des prestations dont le montant dépendra entièrement des conditions du marché.

Autrement dit, ce système conduit au transfert des risques (inflation, rendements faibles, etc.) à l’employé. La tendance à l’adoption de ce modèle, prôné par la Banque mondiale, atteste d’une mutation en profondeur de la solidarité sociale et du rôle des citoyens face à la gestion de leur avenir économique. Elle affaiblit en particulier le principe de socialisation des risques sur lequel s’est construit historiquement l’Etat Providence, c’est-à-dire la prise en charge de risques (collectifs) liés au travail (accidents, chômage) et à la vie de manière générale (maladie, vieillesse, invalidité) sous la forme de l’assurance. En indexant la protection sociale des risques liés à la vieillesse au fonctionnement des marchés financiers, le système de retraite par capitalisation remplace en effet la gestion collective des risques par une gestion individualisée des risques.

Dans ce contexte, les citoyens «passifs» et «dépendants» de l’Etat Providence sont appelés à se responsabiliser face à un avenir économique incertain, c’est-à-dire à se comporter en investisseurs actifs et informés de l’évolution de leur épargne en bourse.

Une autre dimension de la crise qui fait également interagir la finance et la citoyenneté est le mécanisme dit de «socialisation des pertes» par lequel les autorités publiques financent des opérations de sauvetage de certains établissements financiers en difficulté afin d’endiguer le risque d’une faillite générale du système. Une telle opération correspond à la transformation de dettes privées en dette publique, laquelle est assumée, en dernière instance, par l’ensemble des citoyens-contribuables des Etats.

Aux Etats-Unis, la dette publique a franchi, au mois de septembre, le cap des 10 000 milliards de dollars suite aux efforts de l’Etat fédéral pour lutter contre les effets de la crise et fournir des liquidités aux banques. On comprend aisément que l’Etat soit obligé d’intervenir face au risque de faillites en cascade et de contagion foudroyante, emportant la totalité du système. Il est vrai, en outre, que les sommes injectées par la puissance publique sous diverses formes (nationalisation, injection de liquidités, rachats de crédits) ne le sont pas à fonds perdus, car l’Etat devient en contrepartie le propriétaire d’entreprises, le détenteur de titres ou de créances. Cependant, il n’y a aucune garantie que l’Etat parvienne, à terme, à revendre ces actifs sans subir de pertes. Ce qui signifie qu’un risque réel existe de transfert indu des citoyens-contribuables vers les banques.

A cette incertitude s’ajoute le problème dit de «l’aléa moral» qui rend l’intervention étatique pour le moins ambiguë: les acteurs économiques prennent des risques additionnels lorsqu’ils se savent assurés contre ces risques grâce à une garantie extérieure (l’Etat). Ainsi, la menace du risque systémique, combinée à l’aléa moral, crée une situation dans laquelle les autorités publiques (et les citoyens derrière elles) se retrouvent en quelque sorte «prises en otage»: elles n’ont d’autre choix que de sauver le système et certains des opérateurs financiers parmi les plus irresponsables, ceux-là même qui ont précipité la chute du système.

Finalement, le chômage engendré par la crise constitue évidemment un autre terrain sur lequel s’imbriquent la finance et la citoyenneté. Selon les estimations du Bureau international du travail (BIT), le nombre de chômeurs dans le monde pourrait passer de 190 millions en 2007 à 210 millions fin 2009, soit une augmentation de 20 millions de personnes touchées par la tourmente financière. Les citoyens-contribuables issus d’Etats qui disposent d’un système de protection sociale devront supporter le coût social du chômage massif engendré par la crise.

En conclusion, soulignons que si les liens examinés ici entre la finance et la citoyenneté le sont au prisme de la crise financière, ils sont néanmoins révélateurs d’un rapport de force à l’échelle internationale. L’affaiblissement de la solidarité sociale, inhérent au développement du système de retraite par capitalisation, de même que le maintien de la finance déréglementée, sont en effet la traduction, sous différentes formes sociales et politiques, du soutien des gouvernements des pays industrialisés à la perpétuation d’un mode de régulation «financiarisé» du capitalisme. Ceci en dépit des coûts sociaux drastiques engendrés pour la majorité des citoyens.

Il reste à espérer que la profonde crise financière mondiale que nous traversons actuellement ait pour vertu, d’une part, de délégitimer l’idéologie néolibérale qui sous-tend depuis plus de vingt-cinq ans les politiques de déréglementation financière et, d’autre part, de créer les conditions d’un accord politique international permettant de réformer, en profondeur, le système monétaire et financier mondial. Cela dépendra du prochain sommet du G20 qui devra se tenir avant le 30 avril 2009 et auquel participera le nouveau gouvernement américain de Barack Obama. I

* chargé de recherche à l’Institut d’études politiques et internationales de l’Université de Lausanne (UNIL).

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