Contrechamp

CANNABIS: COMMENT ÊTRE «RAISONNABLE»

VOTATIONS – La dépénalisation du cannabis et la poursuite de la politique des quatre piliers font l’objet, le 30 novembre, des deux votes nationaux portant sur la question des stupéfiants. S’exprimant sur ces enjeux, Anne-Catherine Menétrey-Savary* revient sur les effets néfastes de la répression menée depuis 2004.

«Pour une politique raisonnable en matière de chanvre, protégeant efficacement la jeunesse», c’est le titre de l’initiative sur laquelle nous voterons le 30 novembre prochain. Depuis le début des années 2000, le débat que suscite l’idée d’une dépénalisation du cannabis est tout sauf raisonnable. Sans prendre la peine de réfléchir, ni même de lire le texte de l’initiative, beaucoup de celles et ceux qui s’expriment continuent joyeusement à prendre tare pour barre et à parler de «libéralisation» au lieu de «dépénalisation», comme s’il était question d’autoriser une consommation débridée, alors que l’initiative vise juste la réglementation.
Certains sont troublés par le fait que, le même jour, nous voterons dans l’un ou l’autre canton pour l’interdiction de la fumée dans les lieux publics. Or, il n’y a là aucune contradiction. L’initiative ne vise rien d’autre que de donner au cannabis un statut comparable à celui du tabac. Oui, il pourra y avoir des interdictions de fumer en public. Oui, il pourra y avoir interdiction de vente aux mineurs et interdiction à ceux-ci de consommer. Si l’initiative est refusée, il restera néanmoins une différence déterminante entre le tabac et le cannabis: les fumeurs de cigarettes pourront continuer à aller s’approvisionner au kiosque, où ils trouvent des produits dont ils connaissent en principe la composition, alors que les fumeurs de joints resteront livrés à la clandestinité, au marché noir ou aux produits de cave, c’est-à-dire à tous les trafics et à toutes les arnaques.

Il y a une dizaine d’années, on trouvait en Suisse plusieurs centaines de commerces de chanvre qui vendaient des produits contrôlés, souvent cultivés en Suisse, en plein champ. L’herbe, ou marijuana, avait remplacé le haschich, généralement importé, plus fort quant à son taux de THC (substance psychotrope, ndlr). C’était l’époque où le Conseil fédéral et pratiquement tous les partis politiques roulaient pour la dépénalisation. Mais depuis le refus du parlement en 2004, le vent a tourné et le souffle glacé de la prohibition a fait fermer la plupart des commerces de chanvre et arracher les cultures.

Cette politique de répression n’a pas fait baisser la consommation, mais elle l’a rendue beaucoup plus dangereuse. Aujourd’hui, les amateurs cultivent des plantes en pot dans leurs caves à grand renfort de pesticides et d’engrais. Ils produisent ainsi du cannabis fort en THC et bourré de résidus d’intrants chimiques: une vraie bombe! Les autres achètent dans la rue des produits trafiqués, frelatés, coupés, dans lesquels on a retrouvé par exemple des microbilles de verre. De plus, cette herbe est offerte en même temps que des drogues dures, alors que ces deux marchés étaient totalement séparés auparavant.

Les jeunes consommateurs – et les moins jeunes sans doute aussi – se trouvent donc exposés à des risques inconsidérés. Nous sommes dans un marché libre et sauvage, qui représente chaque année en Suisse un chiffre d’affaires estimé à 1 milliard de francs, offert sans aucune imposition fiscale aux mafias qui le tiennent.

On dit volontiers, du côté des partisans de la ligne dure, que les jeunes consommateurs ne sont plus criminalisés, parce que la police ne dénonce plus systématiquement les fumeurs. Curieusement, ils en tirent argument pour rassurer celles et ceux que rebuterait une répression trop musclée. Mais cela ne les empêche pas de réclamer à cor et à cri davantage de sévérité et une application plus rigoureuse de la loi. Consommer étant un délit pénal, c’est quoi «appliquer rigoureusement la loi» sinon dénoncer et juger?

Surtout, cette affirmation ne correspond pas à la réalité. Il y a eu, en 2006, 30 543 dénonciations pour consommation de marijuana, dont près de 5000 mineurs. Plus de 1000 jeunes de moins de vingt ans ont été condamnés, avec inscription au casier judiciaire. On estime qu’en vingt-cinq ans, les fumeurs de joints ont payé plus de 100 millions de francs d’amende! Et combien ont-ils vécu de conflits? de places d’apprentissages perdues? d’exclusions de l’école? Etait-ce vraiment pour leur bien? A-t-on enrayé l’épidémie? Les statistiques disponibles en attestent: les cantons qui répriment le plus sont aussi ceux où la consommation est la plus élevée.

Partout revient ce leitmotiv: «il faut donner aux jeunes un message clair». Alors, de la clarté, parlons-en! Non seulement le Conseil national, en 2004, a refusé la dépénalisation proposée par le Conseil fédéral le jour même où l’absinthe était légalisée, mais aujourd’hui encore, les ennemis du cannabis tiennent un double discours. «Interdire seulement, c’est une forme de laxisme, parce que c’est renvoyer le problème plus loin sans le traiter», affirmait Pierre Maudet à la TSR1. C’était à propos de l’alcool. «On se demande comment d’un laxisme généralisé, on est passé à cette rage de tout soumettre au crible du prohibé», écrit Jean Romain, grand pourfendeur de la légalisation2. C’est à propos du tabac. Quant aux milieux patronaux – qui multiplient ces temps les courriers incendiaires contre le cannabis –, ils dénoncent «le risque de réglementation supplémentaire des comportements personnels»3, au nom de la liberté et de la responsabilité individuelle. C’est à propos de la future loi fédérale sur la prévention.

Tout se passe comme si les adultes s’octroyaient le droit de se défoncer légalement avec leurs drogues traditionnelles, tout en brandissant au nez des jeunes les grands principes de l’abstinence. Or, ceux-ci ne sont pas dupes de ces incohérences, qu’ils prennent pour de l’hypocrisie. Devant l’évidence de cette inégalité de traitement, ils estiment que le message de prohibition est arbitraire et illégitime. Loin d’être clair, il est discrédité, brouillé, inaudible. Il génère un sentiment d’injustice et non pas de culpabilité. En tout cas, il n’apporte rien qui pourrait les amener à remettre en question leur choix de consommation.

Pourtant cette consommation est loin d’être sans problème ou synonyme de pur plaisir. En relisant les questions posées sous pseudonyme sur le site CIAO4, je suis frappée par le nombre accru de messages de mal-être et de peur. On y trouve le récit de mauvaises expériences de consommation, connoté d’angoisse. Vu le discours alarmiste omniprésent dans les médias, on ne s’étonne guère que la moindre sensation inhabituelle puisse être parfois interprétée comme un symptôme de schizophrénie, ce qui déclenche la panique qu’on imagine… Les professionnels qui répondent aux questions font de leur mieux pour informer objectivement. Mais pourquoi faut-il que la communication passe par ces canaux anonymes, sinon parce que la prohibition la rend difficile autrement? Quand on risque le contrôle d’urine, la dénonciation policière ou l’exclusion, on sait qu’on entre dans le monde de la méfiance et du secret. C’est d’autant plus dommage que les vraies interrogations des jeunes sur la consommation de drogues, quelles qu’elles soient, mériteraient un vrai débat. Il est difficile de penser que le juge et le policier puissent être ceux dont on attend les réponses de fond, les réponses essentielles, portant non pas sur le cannabis, mais sur l’envie d’en consommer. I

* Ancienne conseillère nationale des Verts/Vaud, membre du comité d’initiative « Pour une politique raisonnable en matière de chanvre»

1 Téléjournal de la TSR, 17 août 2008.

2 Le Matin Dimanche, 05 octobre 2008.

3 Service d’information du Centre patronal, 14 octobre 2008.

4 www.CIAO.ch, le site d’information pour les adolescents-e-s.

Opinions Contrechamp Anne-Catherine Menétrey-Savary

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