Cinéma

Argentine, berceau de Corto Maltese

Au festival Filmar et en salles, Hugo en Argentine retrace les années du bédéiste Hugo Pratt à Buenos Aires, ville de tous les possibles qui lui inspirera son plus célèbre personnage.
Argentine, berceau de Corto Maltese
OUTSIDE THE BOX
Genève

C’est le deuxième volet d’une trilogie sur Hugo Pratt – après Hugo en Afrique et avant Hugo à ­Venise – que le Tessinois Stefano Knuchel présente à Filmar en América latina, dont la 24e édition ­débute ce vendredi. Un documentaire avec des images en 8 mm filmées par le bédéiste lui-même, des photos, documents et témoignages. Et sortant d’un vieux magnétophone, la voix rauque au typique accent italien de cet auteur légendaire, mort à Lausanne en 1995 à 68 ans. «Une grande partie du matériel est le résultat de longues recherches, précise le réalisateur. Dominique Petitfaux, son biographe, l’a interviewé pendant six ou sept ans à Grandvaux pour Le Souvenir d’être inutile, un livre magnifique. Je me suis retrouvé avec quarante-huit heures de conversation et j’ai eu l’usage exclusif de ces enregistrements pour la trilogie.»

Le résultat est magistral. On comprend vite qu’il y a une part autobiographique dans le personnage de Corto Maltese, ce marin charmeur et nonchalant que le jeune Hugo Pratt n’avait pas encore inventé lorsqu’il quitte l’Italie en 1950, à l’invitation de son éditeur. «L’Argentine était en pleine effervescence, c’était l’âge d’or du péronisme, des grands idéaux. Moi, j’arrivais de l’exaltation mussolinienne et ça ne s’était pas bien terminé», se souvient le bédéiste, qui avait été interné avec sa famille dans un camp de concentration en Afrique orientale italienne.

La capitale argentine a clairement contribué à lui inspirer son personnage fétiche, navigateur en eaux troubles par excellence: «Buenos Aires était pétillante, il y avait un beau métissage. L’Argentine était un pays très généreux, qui donnait à tous la possibilité de s’intégrer. Le quartier de La Boca était l’endroit idéal pour vivre la nuit, c’était un immense chaudron plein d’alcool, de femmes et d’histoires absurdes. Car tous les scélérats allaient en Argentine après la guerre. J’ai rencontré des tas de gens: criminels de guerre, déserteurs de tous les pays, espions au service de n’importe qui. Ils se retrouvaient là, les uns à côté des autres, et se mettaient d’accord pour en faire une zone franche. Mais après avoir bu et dansé, dehors, il fallait faire attention aux couteaux.»

Magma de créativité, l’Argentine fourmillait d’idées. Grâce à la Escuela panamericana de arte, la BD y a été valorisée au moins dix ans avant l’Europe, pas seulement en tant que passe-temps, mais comme moyen de formation culturelle. Pourtant, le jour de son 28e anniversaire, Hugo Pratt réalise que sa jeunesse est finie. L’Argentine aussi avait perdu son innocence. C’était le début des coups d’Etat militaires – celui de 1955 mit fin à l’expérience péroniste jusqu’en 1973 – et d’une lutte ouvrière plus organisée. C’était aussi la fin d’une ère, les Etats-Unis envoyant vers l’Amérique latine la production de Walt Disney, à laquelle les bédéistes locaux ne pouvaient pas faire face.

En 1962, Hugo Pratt part s’installer en Angleterre. Quant à l’Argentine, après une brève parenthèse démocratique (entre 1973 et 1976 avec Isabel Perón), elle replongera dans une dictature militaire implacable jusqu’en 1983. Mais pendant des années, elle aura fait rêver les Européen·nes et inspiré l’un de leurs plus grands bédéistes: en 1967, dans la revue génoise Sgt. Kirk, naît le personnage de Corto Maltese.

Me 23 novembre au festival Filmar en América latina à Genève en ­présence du cinéaste (Cinélux, 18h45) et à l’affiche en Suisse romande depuis mercredi.

Culture Cinéma Isolda Agazzi Genève

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