Contrechamp

L’assurance-invalidité sur la table

Les discussions parlementaires portant sur une nouvelle réforme de l’AI sont ouvertes: renforcement de la politique de réinsertion des jeunes et des assurés souffrant d’une maladie psychique, limitation de l’octroi des rentes… des points sensibles qui ne manqueront pas d’occasionner des divergences d’opinions.  
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Quatre ans après l’enterrement de la révision 6b de l’Assurance-invalidité (AI) aux Chambres fédérales, ces dernières viennent de commencer à plancher sur la 7e révision de l’AI. Pour être précis, c’est le «développement continu de l’AI» qui est au menu des parlementaires, le Conseil fédéral ayant renoncé à numéroter cette révision et choisi une nouvelle terminologie. Dans son message du 15 février 2017, le Conseil fédéral résume ainsi l’objectif de la réforme: «[…] offrir, en collaboration avec les acteurs impliqués, un soutien adéquat et coordonné aux enfants, aux jeunes ainsi qu’aux assurés atteints dans leur santé psychique, afin de renforcer leur potentiel de réadaptation et d’améliorer ainsi leur aptitude au placement.» Le projet prévoit également d’introduire un système de rentes linéaire, un élément récupéré de la révision 6b.

Kurt Gfeller, vice-directeur en charge de la politique sociale à l’USAM (Union suisse des arts et métiers) estime qu’une révision de l’AI est nécessaire aujourd’hui. Il ajoute que l’USAM partage l’avis qu’il faut faire encore davantage pour l’intégration. Si la réforme proposée va dans la bonne direction, il pense néanmoins qu’il manque des mesures d’économie pour stabiliser les finances de l’AI. Selon lui, cette assurance s’achemine vers de graves problèmes financiers, car elle vit avec un déficit structurel, masqué par le financement additionnel de l’AI via la TVA. Il rappelle que sans ce système, en 2016, l’AI aurait fait un déficit de 400 millions de francs. Comme le financement additionnel prendra fin en 2018, le vice-directeur de l’USAM est très inquiet pour les finances de l’AI dans le futur, d’autant plus que la dette s’élève encore à plus de 11 milliards de francs.

L’intégration professionnelle. Pour Shirin Hatam, juriste à l’association romande Pro Mente Sana (PMS), il y a de nombreux éléments peu satisfaisants dans l’AI et, à cet égard, cette assurance mériterait d’être révisée. Elle rappelle que l’article 1a de la Loi fédérale sur l’assurance-invalidité (LAI) stipule qu’un des buts des prestations de l’AI est d’«aider les assurés concernés à mener une vie autonome et responsable». Elle souhaite donc que des mesures permettant d’intégrer les assurés dans le sens d’une vie autonome et responsable soient développées, mais sans que cela ne passe forcément par le travail lucratif. Or, selon elle, les révisions de l’AI ne vont pas du tout dans ce sens. Elles prétendent intégrer un maximum d’assurés sur le marché du travail, sans grand souci pour le montant de leur salaire. Une intégration parfois virtuelle, puisqu’il arrive que des assurés aient brillamment réussi toutes les mesures de réintégration et soient déclarés réintégrés par l’AI, alors qu’ils ne disposent pas d’un emploi réel au bout du compte.

Le développement continu de l’AI met un accent important sur l’intégration professionnelle des personnes atteintes dans leur santé psychique. Les mesures proposées sont-elles positives pour ce groupe cible? Kurt Gfeller pense que oui. Mais il ajoute que l’on ne saura que dans dix ans si les mesures auront été suffisantes. Comme l’USAM n’a pas de meilleure solution à proposer, il estime qu’il vaut la peine d’essayer de mettre en œuvre les propositions du Conseil fédéral.

Shirin Hatam estime en revanche que peu de gens auront quelque chose à gagner avec cette réforme. Le développement continu de l’AI ne proposant pas de véritable mesure sur le marché du travail, les mesures de réinsertion seront inefficaces, d’après elle.

Efforts jugés insuffisants. Des mesures sur le marché du travail? Le vice-directeur de l’USAM rappelle que son organisation est opposée aux quotas et ajoute que les entreprises font déjà beaucoup aujourd’hui pour intégrer les personnes qui n’ont pas encore travaillé ou pour préserver les emplois des personnes ayant des problèmes de santé.

La juriste de Pro Mente Sana affirme, quant à elle, que tous les assurés perdront un peu de leur liberté personnelle, notamment à cause de l’extension de la détection précoce. Il sera en effet possible d’annoncer un employé à l’AI avant son premier jour de maladie, alors qu’aujourd’hui, il faut attendre 30 jours de maladie pour le faire.

Des rentes linéaires. Autre changement important: le projet de réforme prévoit d’introduire un système de rentes linéaire, alors qu’actuellement, nous connaissons un système de rentes avec quatre paliers. Concrètement, une invalidité de moins de 40% ne donnera pas droit à une rente, comme c’est déjà le cas dans le système actuel. Entre 40% et 69% d’invalidité, la rente variera de 25% à 69% de manière linéaire: à chaque taux d’invalidité correspondra un taux de rente particulier. Enfin, tout comme aujourd’hui, une invalidité égale ou supérieure à 70% donnera droit à une rente entière.

La juriste de Pro Mente Sana n’a pas de doctrine particulière sur le système de rentes linéaire, mais admet que cela peut avoir un sens en vue de l’effacement des effets de seuil. En revanche, elle trouve que le taux minimal d’invalidité donnant droit à une rente, à savoir 40%, est beaucoup trop haut. Une personne perdant 39% de son salaire à cause d’une invalidité n’aura pas droit au moindre centime, alors qu’une telle perte peut avoir un effet terrible sur son budget. Elle estime donc que si on introduit un système linéaire, il faudra le faire depuis un seuil plus bas.

De son côté, le vice-directeur de l’USAM se prononce en faveur d’un système de rentes linéaire. Mais il concède que l’USAM aurait préféré que la rente entière ne soit accordée qu’à partir d’une invalidité de 80%, une variante qui avait été mise en consultation mais qui n’a pas été retenue par le Conseil fédéral. Une telle variante permettrait de réaliser de vraies économies et, pour Kurt Gfeller, c’est absolument indispensable.

On peut légitimement se demander si une personne avec un taux d’invalidité de 75% arrivera à trouver un emploi dans l’économie pour compléter le revenu de sa rente. Le vice-directeur de l’USAM admet qu’il n’y aura pas une place pour chacun, mais il estime que les personnes concernées devront faire des efforts pour trouver ces places de travail.

Les jeunes dans le viseur. Dans un autre registre, la réforme introduit dans la LAI un nouvel article 28 alinéa 1 bis qui prévoit un droit à la rente seulement après l’épuisement de toutes les possibilités de réadaptation. Dans le message du Conseil fédéral, on peut lire: «Les offices AI ne pourront plus octroyer de rente, en particulier aux jeunes assurés, tant que le potentiel de l’assuré pourra être mis en valeur et qu’une réadaptation est encore possible». Si ce principe existe déjà dans la législation actuelle, l’ajout de cet article vise à lui donner plus de poids. Et peut-être à répondre de manière implicite à la revendication des milieux patronaux qui demandent qu’on n’accorde plus de rentes aux jeunes de moins de 30 ans. Kurt Gfeller confirme que l’USAM soutient cette revendication et ajoute qu’il ne s’agit pas d’une provocation mais d’une proposition tout à fait sérieuse, dont l’idée revient à un professeur d’université.

Il estime que c’est grave si un jeune ne trouve pas le chemin du travail et reste à l’AI pendant quarante ans. Grave pour les finances de l’AI, mais aussi grave pour les jeunes concernés. Il pense qu’avec le système actuel, certains jeunes peu motivés par le travail acceptent facilement une rente AI, alors qu’avec le principe «Pas de rente avant 30 ans», chacun se donnerait plus de peine pour s’intégrer. Une telle mesure risque d’engendrer un important transfert de charges de l’AI vers l’aide sociale, c’est-à-dire les cantons et les communes. Le vice-directeur de l’USAM n’y voit pas d’inconvénient si, dans un cas sur quatre, un jeune réussit à s’intégrer professionnellement grâce à la pression de cette mesure.

La juriste de Pro Mente Sana est d’un tout autre avis. Elle estime que ce nouvel article 28 alinéa 1 bis pourrait être utilisé pour éviter de verser des rentes aux jeunes «jusqu’à point d’âge» et pour faire plonger le montant des rentes finalement octroyées. En effet, le jeune risque d’être obligé d’enchaîner pendant une dizaine d’années des mesures correspondant à des métiers de moins en moins qualifiés. Au final, lorsque l’AI arrivera à la conclusion qu’il ne peut pas travailler du tout en raison de son invalidité, le salaire utilisé pour le calcul de la rente sera très bas. Pendant cette période de flottement, le jeune ne sera même pas assuré de toucher des indemnités journalières de l’AI. S’il est étudiant, par exemple, il devra prouver qu’il ne peut pas exercer d’activité lucrative parallèlement à sa formation en raison de sa santé, ce qui n’est pas forcément évident.

L’inégalité dans la formation. Une autre nouveauté importante du développement continu de l’AI est l’extension de la détection précoce et des mesures d’intégration aux jeunes à partir de 13 ans. Kurt Gfeller se déclare favorable à cette mesure. Il reconnaît ne pas être un spécialiste en la matière, mais fait confiance à l’OFAS (Office fédéral des assurances sociales) lorsque celui-ci préconise de commencer très tôt avec des mesures.

Shirin Hatam ne partage pas du tout cet avis. Considérer les jeunes de 13 ans comme des invalides et des futurs salariés pose un vrai problème de société, selon elle: la santé n’est alors considérée plus que sous l’angle de la capacité de travail. Elle rappelle que la loi sur le travail interdit le travail des enfants, d’où l’absurdité de cette mesure. Par ailleurs, selon de nombreux médecins, une crise d’adolescence un peu violente peut être difficile à distinguer d’un vrai trouble psychique.

Outre le côté stigmatisant que peut avoir une annonce à l’AI pour un jeune ado, cette détection précoce pourrait avoir pour effet d’orienter les élèves concernés vers des voies scolaires et des formations amenant à des professions peu rétribuées. Pour la juriste de Pro Mente Sana, la détection précoce dès 13 ans porte atteinte à la liberté économique et au libre choix de la profession, des principes importants inscrits dans la Constitution suisse, à l’article 27. Avec le développement continu de l’AI, le libre choix de la profession risque de disparaître encore un peu plus pour les gens qui ont des problèmes de santé.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur le développement continu de l’AI. Pro Mente Sana et l’USAM feront partie des nombreuses organisations à intervenir dans le débat parlementaire. Un débat qui s’annonce passionnant et passionné. Un débat crucial pour l’avenir de l’AI, mais surtout pour l’avenir des personnes concernées.

* Article paru dans Diagonales n° 119, sept.-oct. 2017, bimestriel du Groupe d’accueil et d’action psychiatrique (Graap), www.graap.ch

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