Chroniques

J’ai décidé de proclamer mon indépendance

Tout compte fait, je considère que je paie trop d’impôts, que des élus corrompus ou incapables dilapident. J’en ai marre de morigéner mes indécrottables compatriotes qui ne cessent de polluer l’air, l’eau et les sols, alors que je me donne tant de peine pour faire tout bien comme il faut. Je ne veux plus me soumettre aux injonctions tyranniques du Château cantonal [vaudois] ou du Palais fédéral. Je dispose déjà d’une frontière naturelle grâce au petit ruisseau qui jouxte mon logement et me sépare de la commune voisine. Je veux désormais jouir souverainement de mes propres ressources, de ma propre culture, de mon propre patrimoine.

Je me souviens d’un certain 6 décembre 1992, lorsque, navrés du «non» à l’Espace économique européen principalement dû à la Suisse alémanique, nous avions envahi les rues de Lausanne en chantant ce refrain connu, adapté par nos soins à l’humeur du jour: «Et chantons en chœur le pays romand et tournons le dos à ces Suisses-allemands». J’admets que l’EEE, en soi, ne valait pas une aventure sécessionniste: ce fut juste une impertinence consolatrice.

Il y a tant de peuples sur cette terre qui aspirent à l’indépendance et à la liberté: on pense aux Palestiniens, dont on se demande s’ils auront un jour un Etat; on pense aux Kurdes, ceux de Turquie, soumis à l’oppression d’un autocrate mégalomane, ceux d’Irak qui, fin septembre se sont massivement prononcés pour leur autonomie. Après avoir arraché leur territoire et la ville de Kirkouk, par les armes, des mains des djihadistes, les voici aujourd’hui écrasés par le pouvoir de Bagdad.

Plus loin dans le passé, le 27 février 1976, le Front Polisario avait proclamé solennellement l’indépendance de la République arabe sahraouie démocratique. Quarante ans plus tard, ce peuple n’a toujours pas de pays. Il vit dans des camps de réfugiés à Tindouf, dans le désert algérien. Un mur de 2700 kilomètres le sépare de sa terre, le Sahara occidental, ancienne colonie espagnole illégalement occupée par le Maroc. Nous qui avons tant vibré, à l’époque, pour la décolonisation et «les indépendances», celle de l’Algérie de Ben Bella, celle de la Guinée de Sékou Touré, celle du Congo de Patrice Lumumba, nous voici en panne d’enthousiasme et de combativité pour soutenir les Sahraouis, dont la cause s’enlise dans les méandres onusiens et les sables du désert. En revanche, nous nous passionnons pour le feuilleton catalan…

La ferveur démonstrative des indépendantistes occupant les rues de Barcelone nous tirerait presque des larmes: avons-nous jamais vu ailleurs une aussi impétueuse marée humaine avançant sous une aussi dense forêt de drapeaux? Pulsion libertaire? On aurait envie de célébrer avec eux ce désir de «faire peuple» si tout cela ne s’inscrivait pas dans un contexte qui donne de l’idée de nation une représentation moins enivrante. Il suffit de porter le regard du côté de la Lombardie et de la Vénétie et de leur referendum du 22 octobre en faveur d’une plus large autonomie pour sentir s’infiltrer le doute. Fortes de leur large contribution au PIB de l’Italie, se prétendant plus vertueuses que toutes les autres en termes de dépenses publiques, ces deux régions veulent récupérer pour elles seules les milliards qu’elles estiment avoir payé en trop pour les cigales du Sud. C’est ça le droit inaliénable des peuples à disposer d’eux-mêmes? Qu’on me pardonne si je suis médisante: pour moi, on atteint là le stade suprême du chacun pour soi.

Dans ce contexte, s’il n’y avait pas un implacable justicier à la tête de l’Etat espagnol, menaçant de ses foudres les sécessionnistes, embastillant des ministres légitimement élus, l’aventure catalane pourrait prendre l’allure d’une lubie d’enfant gâté, sous la conduite d’un président qui vibrionne devant ses supporters aux anges, avant de s’enfuir en Belgique. Mais c’est un autre récit que nous propose la Catalogne. Elle veut forcer notre respect en convoquant l’histoire, les drames de la guerre d’Espagne, les massacres de 1937 à Barcelone, se posant en victime de la dictature, celle du roi en son palais, celle du président en sa résidence madrilène, perçus comme les fantômes du général Franco. Et si le problème catalan s’appelait tout bonnement Mariano Rajoy et son Parti populaire? Les deux femmes maires de Madrid et de Barcelone, figures du mouvement Podemos, se désolent publiquement de ce gâchis. On les comprend. Quand c’est un peuple opprimé, dépossédé de sa terre; quand ce sont les damnés, les discriminés, les proscrits, qui crient leur désir de liberté, ça me touche autrement que quand des nantis clament leur nationalisme indépendantiste au nom de leur richesse.

Bon! Je ne suis pas crédible avec ma proclamation unilatérale. Plutôt consolider le pont qui me relie au village par-dessus le ruisseau.
 

* Ancienne conseillère nationale.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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