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Soumises et exclues du travail salarié

La séparation entre travail rémunéré et travail domestiqueCe texte s’inscrit à la suite de «L’invention de la femme au foyer», Viviane Gonik, Le Courrier du 19 septembre 2017. naît sur les ruines du féodalisme. La transition vers le capitalisme sollicite de nouveaux rapports de production qui remodèlent rapports de travail et relations de genre. Peu à peu, émerge un nouvel ordre patriarcal, fondé sur l’exclusion des femmes du travail salarié et leur soumission aux hommes.
Allégorie de la «triple condition des femmes»: vierges DP
Travail

Les soirées d’automne étant propices à la lecture, je ne peux que vous conseiller l’ouvrage de Sylvia Federici Caliban et la sorcière1 value="2">Silvia Federici, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, éd. Senonevero/éd. Entremonde, Marseille/Genève-Paris, 2014, 459 p., une recherche qui propose un décodage de notre histoire vue «d’en bas». Théoricienne marxiste et féministe, l’auteure montre entre autres comment la séparation entre travail rémunéré et travail domestique gratuit – ou travail productif et travail reproductif – débute peu à peu, depuis la fin du féodalisme aux premiers temps du capitalisme. Cette séparation concerne à la fois les lieux de production, les temps qui y sont affectés et le genre des personnes qui s’y consacrent. La dichotomie, qui s’amplifie au XIXe siècle avec le développement de l’industrialisation2 value="3">Marx et Engels définissent deux types d’activité: la production de biens et de services (travail productif) et la reproduction de la force de travail (travail domestique)., ne concerne cependant qu’une partie de la population active. La grande majorité des travailleurs-euses, paysan-e-s, domestiques, artisan-e-s continuent à vivre et travailler dans le même espace et dans la même temporalité.

Dans son livre, Silvia Federici explore la naissance du capitalisme au cours du Moyen Age, à la lumière des rapports de force entre, d’un côté, paysans et ouvriers et, de l’autre, seigneurs, gens d’Eglise et bourgeoisie naissante, en insistant sur la répression des femmes, singularisée par le contrôle de leur corps et l’exclusion d’un revenu propre.

Dès le Xe siècle, des mouvements paysans d’envergure s’affirment pour protester contre le servage, imposer une tarification coutumière des redevances – permettant ainsi aux familles paysannes de conserver la plus grande partie de leur production – et pour perpétuer le libre accès aux produits des «communs» (forêts, rivières et pâturages)3 value="4">Les origines de la légende de Robin des Bois parleraient d’un «bandit» ayant chassé illégalement dans une forêt seigneuriale. La première mention date de 1228 dans un document judiciaire anglais: un parchemin recense un Robinhood mis en prison pour non-paiement d’une dette ou d’une amende.. En France, en Allemagne, en Italie et en Angleterre, un vaste mouvement de villages émerge, parallèlement à celui des communes urbaines, pour limiter l’arbitraire des dominants et pour revendiquer une gestion autonome des ressources. Les femmes sont, tout autant que les hommes, présentes dans ces luttes. Comme le dit John Ball (mort en 1381), prêtre anglais et figure importante de la révolte des paysans, dans un fameux discours: «Quand Adam bêchait et Eve filait, qui était alors le gentilhomme?»4 value="5">Cité par Chris Harman, Une histoire populaire de l’humanité. De l’âge de pierre au nouveau millénaire, éd. La Découverte, coll. «Cahiers Libres», Paris, 2011, 730 p..

La théorisation de l’infériorité naturelle féminine

Au XIVe siècle, la chute vertigineuse de la démographie provoquée par la grande peste renforce la lutte des paysans. La pénurie de main-d’œuvre les met en position de force pour obtenir des nouvelles avancées sociales. Mais peu après, une contre-révolution renverse ce rapport de forces, restructurant profondément l’économie avec, d’une part, l’esclavagisme colonial et, de l’autre, la privatisation (enclosures) des terres communales, qui provoque l’expulsion d’une masse de paysans de leurs terres et les force à rechercher un emploi salarié. On peut citer comme exemples précoces l’Ordonnance des travailleurs de 1349 et le Statut des travailleurs de 1351, lois édictées en Angleterre par le roi Edouard III5 value="6">Rodney Hilton, Les mouvements paysans du Moyen Age et la révolution anglaise de 1381, Ed. Flammarion, «L’Histoire Vivante», Paris, 1979, 306 p.. Ce statut établit pour les travailleurs un salaire plafonné proportionnel aux salaires payés avant la grande peste. Il oblige au travail tout homme ou femme en état de le faire et impose de fortes amendes aux oisifs.

Une discipline d’une extrême dureté se met alors en place pour la force de travail européenne: «lois sanglantes» britanniques contre les vagabonds, travail forcé dans les workhouses6 value="7">Littéralement, «maisons de travail». Hospices du Royaume-Uni dont le rôle s’apparentait à de l’assistance sociale (source: wikipedia)., déportations, galères, etc., documentée notamment par Foucault7 value="8"> Michel Foucault, Surveiller et Punir, éd. Gallimard, Paris, 1975, 424 p.. Cette guerre de classe a aussi été une guerre ouverte. Aux XVIe et XVIIe siècles, tous les pays d’Europe ont connu des soulèvements répétés de milliers de paysans. En Allemagne, il y eut la Guerre des Paysans, pendant laquelle des centaines de milliers de paysans furent massacrés – décapités, crucifiés, brulés vifs. Majoritaires parmi les victimes de ces politiques, les femmes ont été de plus la cible de plusieurs attaques spécifiques.

La paupérisation grandissante des paysannes chassées de leurs terres8 value="9">Les femmes dépendaient plus fortement de l’accès aux «communs». renforce de fait le rapport de domination entre les hommes et les femmes. Par ailleurs, les élites, s’inquiétant de la diminution des populations provoquée par la misère et la peste, interdisent les pratiques contraceptives et abortives traditionnelles et mettent sous la tutelle des autorités les sages-femmes, transformées en espionnes d’une politique nataliste.

Ces persécutions participent d’une stigmatisation plus générale des femmes par la théorisation de leur infériorité naturelle, de leur sexualité débridée, etc. Dans ce cadre, la chasse aux sorcières qui a, pendant deux siècles, exposé à la torture et au bûcher des centaines de milliers de femmes, est significative. Sylvia Federici montre ainsi que les moments où les bûchers ont le plus prospéré correspondent aux répressions des mouvements de révolte, dans lesquels les femmes étaient bien présentes.

Persécutions et campagnes répressives ont contribué à mater les soulèvements populaires et à asseoir la contrainte sur le corps et la vie des femmes, vouées en premier lieu à faire des enfants.9 value="10">Le personnage de Till l’Espiègle, qui figure, sous la plume du belge Charles de Coster (1868), la défense de la liberté et de la résistance flamande contre l’occupation espagnole au XVIe siècle, voit son père brûlé pour hérésie et sa mère mourir sous la torture. La légende d’Ulenspiegel, ed. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, Paris, 1868. Elles participaient à une mise au pas plus générale des classes inférieures. Thomas Hobbes (1588-1679), par exemple, ne croyait pas aux sorcières. Mais le philosophe anglais disait: «Je pense que les sorciers peuvent être justement punis… si ces superstitions étaient éliminées… les citoyens seraient, en toute cité, beaucoup moins préparés à obéir».10 value="11">Cité par S. Federici, op. cit., p. 261.

Les femmes ont été redéfinies comme «non-travailleurs»

Les relations de genre sont alors remodelées en profondeur. La lente exclusion des femmes du domaine public accompagne l’émergence des rapports de production capitalistes. Pour Federici, l’accumulation primitive s’accompagne de plusieurs phénomènes: «le développement d’une nouvelle division sexuée du travail assujettissant le travail des femmes et leur fonction reproductive, (…) la construction d’un nouvel ordre patriarcal fondé sur l’exclusion des femmes du travail salarié et leur soumission aux hommes».

L’idée que les femmes ne devraient pas travailler en dehors de la maison mais qu’elles devraient prendre part à la «production» uniquement pour aider leurs maris se répand dans la justice, les documents fiscaux et les ordonnances des guildes. Même le travail que les femmes effectuaient à la maison pour le marché était considéré comme du «non-travail». Ainsi, les femmes ont été redéfinies comme «non-travailleurs», une idéologie pratiquement en place à la fin du XVIIe siècle.

Concurrencées par les premières manufactures capitalistes, les corporations ont cru se défendre en excluant les femmes de leurs organisations. De nouvelles lois ont soumis les femmes à l’autorité des hommes sur le plan légal, puisque même leurs salaires étaient versés à leurs maris. On peut rappeler ici, que si, en France, il a fallu attendre la loi de 1965 pour que les femmes ne soient plus soumises à l’autorisation de leur mari pour conclure un contrat de travail, en Suisse, le droit des femmes à travailler sans autorisation du mari remonte à la modification du droit du mariage, adoptée en votation populaire en1985, et entrée en vigueur le 1er janvier 1988.

C’est donc sur plusieurs siècles, par un long processus accompagné d’une grande violence, que se met en place et se fige le stéréotype, toujours en vigueur, selon lequel les femmes sont vouées avant tout au rôle de mère et de responsable du foyer, et dont le revenu est accessoire puisque «en fait, elles ne travaillent pas».
Comme le souligne Sylvia Federici, «l’enclosure physique qu’opéraient la privatisation de la terre et la clôture des communaux fut redoublée par un processus d’enclosure sociale, la reproduction des travailleurs passant de l’openfield au foyer, de la communauté à la famille, de l’espace public au privé».
 

La quête d’un poste fixe

Une fois n’est pas coutume, c’est sur l’air léger d’une comédie musicale que s’ouvrira la prochaine soirée de Métroboulotkino, mardi 14 novembre, à Fonction: Cinéma. Le cinéclub syndical genevois propose Sur quel pied danser de Paul Calori et Kostia Testut (France, 2016): une idylle sur fond de crise et de conflit social. Des ouvrières s’organisent pour sauver leur usine – une fabrique d’escarpins de luxe – menacée de délocalisation. Alors que Julie, nouvellement arrivée, pense décrocher un contrat à durée indéterminée dans l’entreprise, un plan social vient chambouler ses rêves de stabilité. Entre la lutte aux côtés des frondeuses et faire profil bas, la jeune femme ne sait pas sur quel pied danser. Jusqu’à ce que Samy le camionneur vienne prêter main forte au combat… Retour aux choses sérieuses en seconde partie de soirée, avec une discussion qui portera sur «les jeunes face au précariat». CO
 

Notes[+]

*Ergonome, spécialiste de la santé au travail.

Mardi 14 novembre à 19h, Fonction: Cinéma, Maison des Arts du Grütli, 16, rue Général-Dufour, Genève, www.metroboulotkino.ch

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