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La loi doit prévoir précisément le comportement punissable

Chronique des droits humains

Le 17 octobre dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a dit que la Russie avait violé l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme qui prohibe l’affliction d’une peine sans base légale, ainsi que l’article 6 § 1 qui confère à toute personne le droit à un procès équitable1 value="1">Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 17 octobre 2017 dans la cause Aleksey et Oleg Navalnyy c. Russie (3e section).. En effet, les tribunaux russes avaient condamné Aleksey Navalnyy – ou Alexeï Navalny –, un leader de l’opposition au pouvoir russe, et son frère Oleg, chef d’entreprise, pour escroquerie et blanchiment d’argent, alors même qu’il n’était pas possible de prévoir que les pratiques commerciales effectuées seraient susceptibles de tomber sous le coup de la loi pénale.

En 2008, deux entreprises russes, dont la filiale russe de la société Yves Rocher, toutes deux clientes auparavant de la Poste russe, confièrent à une société créée par les requérants et leurs parents des services d’expédition et de logistique. Ces services durèrent jusqu’à la fin de l’année 2012 pour une société et jusqu’au mois de mars 2013 pour l’autre. Dans la même période, Aleksey Navalnyy orchestra une campagne anticorruption, de plus en plus médiatisée, qui ciblait des hauts fonctionnaires et organisa un certain nombre de rassemblements politiques.

Le rassemblement du mois de mai 2012 à Moscou avait pour but de protester contre des «irrégularités et des fraudes» qui avaient entaché l’élection présidentielle du début de l’année 2012. Aleksey Navalnyy enquêta également sur les activités parallèles du chef de la commission d’enquête de la Fédération de Russie. En avril 2012, la commission d’enquête ouvrit une procédure pénale à l’encontre d’Aleksey Navalnyy dans le cadre d’une autre affaire de détournement de fonds pour laquelle la Russie a aussi été condamnée par la Cour au mois de février 2016.

La Cour rappelle que l’article 7 de la Convention, d’après lequel nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international, est un élément essentiel de la prééminence du droit. Il occupe une place primordiale dans le système de protection de la Convention, comme l’atteste le fait que l’article 15 n’y autorise aucune dérogation, même en temps de guerre ou d’autre danger public. On doit l’interpréter et l’appliquer de manière à assurer une protection effective contre les poursuites, les condamnations et les sanctions arbitraires. En particulier, la notion de droit implique certaines exigences qualitatives, entre autres celles d’accessibilité et de prévisibilité.

Dans la présente affaire, la cour constate que les juridictions russes ont donné une interprétation extensive et non prévisible de l’infraction de fraude commerciale visée par le code pénal russe. Elles avaient estimé qu’Oleg Navalnyy n’avait pas honoré les obligations contractuelles énoncées dans les accords conclus avec les deux sociétés, mais elles n’ont pas précisé quelle conduite était constitutive de pareil manquement. Au contraire, au vu des documents du dossier, il résulte que rien n’indique que la société détenue par les requérants n’aurait pas respecté ses obligations et que les services fournis correspondaient à ceux qui étaient décrits dans les contrats. En outre, la répression de l’escroquerie exigeait des motifs d’enrichissement personnel. Or, les juridictions russes n’expliquaient pas en quoi le comportement des requérants se distinguait de l’activité d’une société commerciale licite.

La constatation de la violation de l’article 7 de la Convention et, subséquemment, de l’article 6 § 1 de la Convention, a été prise à l’unanimité des membres de la chambre. Mais le juge russe, Dmitry Dedov, et la juge suisse, Helen Keller, ont rédigé une longue opinion partiellement dissidente commune dans laquelle ils expriment l’avis que la Cour aurait encore dû examiner le grief tiré de la violation de l’article 18 de la Convention. Ils critiquent une lecture trop étroite de cette disposition faite par les autres juges. Selon l’article 18 de la Convention, les restrictions qui, aux termes de la Convention, sont apportées aux droits et libertés garantis ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues.

Ces deux juges rappellent que la Convention a été conçue pour préserver la démocratie et protéger les droits et libertés qui y sont consacrés contre les dangers posés par les régimes totalitaires. Dans sa version initiale, l’article 18 interdisait toute restriction à une liberté garantie pour des motifs fondés, non sur le bien commun ou l’intérêt général, mais pour des raisons d’Etat. Aujourd’hui, le rôle de l’article 18 reste de protéger les individus contre des actions de l’Etat, telles que des poursuites politiquement motivées.
 

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Opinions Chroniques Pierre-Yves Bosshard

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