Chroniques

Lénine 1917-2017

En coulisse

Les cent ans de la révolution du 25 octobre 1917 approchent. La prise de pouvoir en Russie par Lénine et la faction bolchevique du Parti ouvrier social-démocrate russe a durablement marqué l’histoire mondiale, au point qu’il semble impossible de ne pas l’évoquer encore aujourd’hui. Et ce ne sont pas les conférences, les émissions et autres publications qui manquent. Le sujet, un siècle plus tard, polarise toujours autant. Rarement des événements, pourtant dûment documentés, répertoriés et analysés, ont fait l’objet d’interprétations si radicalement opposées. Si l’on prend par exemple deux biographies majeures du héros de 1917, Lénine, la révolution permanente de Jean-Jacques Marie (Payot, 2011) et Lénine d’Hélène Carrère d’Encausse (Fayard, 1998), on ne peut qu’être stupéfait par la double lecture possible des mêmes épisodes.

En schématisant: pour le premier auteur, tout ce que Lénine dit ou fait doit être considéré à l’aune d’un contexte particulier qui éclaire ses actes sous un jour favorable – au pire, compréhensible dans l’erreur; au mieux, génial dans la prise de décision. Pour la seconde, le moindre fait d’armes de Lénine est marqué du sceau du cynisme et du machiavélisme les plus absolus. Selon Marie, les velléités émancipatrices de Lénine et l’amour qu’il portait au peuple ne font aucun doute; mais la situation de la Russie d’après-guerre, l’encerclement par les puissances étrangères et la guerre civile ont mis à mal un projet initialement bon et ont obligé Lénine et ses camarades à composer avec le réel, de manière parfois drastique. Selon Carrère d’Encausse, Lénine, assoiffé de pouvoir, n’a jamais poursuivi d’autre but que la dictature pure et dure, dénuée de tout projet idéaliste; rien dans les actions de Lénine ne trouve grâce aux yeux de l’académicienne. Sous sa plume, même l’exil de Lénine était un exil confortable et petit-bourgeois; quant au tsarisme, il n’était pas si dur après tout!

Difficile de s’y retrouver dans cette foison d’informations et d’interprétations. D’autant que les faits eux-mêmes sont d’une complexité politico-historique à toute épreuve; bien malin celui qui comprendra du premier coup les nuances subtiles entre les forces progressistes russes en présence – les mencheviks, les bolcheviques, les anarchistes ou les socialistes-révolutionnaires. Sans parler des différences au sein de la social-démocratie européenne, ni de la multitude de courants politiques en Russie. Rajoutons à cela les changements de tactique ou les aggiornamentos idéologiques au sein de chaque tendance, et l’on se retrouve face à un amas de données aussi faciles à comprendre qu’un manuel informatique en chinois. On le voit, malgré les tentatives bienvenues de vulgarisation de part et d’autre, le sujet reste doublement complexe; de par son intelligibilité immédiate et de par les interprétations qui en découlent.

Un autre problème pour appréhender cette période phare de l’histoire est que, comme souvent, la postérité des événements jette un éclairage totalement biaisé sur leur nature originelle. Difficile de savoir ce qui, dans la dérive totalitaire du régime soviétique, relève de la trahison stalinienne ou du péché originel. Et sur ce dernier point: la tendance autoritaire était-elle inhérente au léninisme ou tient-elle de l’accident de parcours? Rappelons que peu de temps avant sa prise de pouvoir, Lénine, dans son livre L’Etat et la Révolution (1917), annonce comme objectif final de son action politique la suppression pure et simple de l’Etat, décrit comme un organisme de domination de classe, dont le destin est d’être «relégué au musée des antiquités à côté du rouet et de la hache de bronze».

La suite, on le sait, fut à l’opposé de ce noble but. La guerre civile, les difficultés rencontrées sur tous les fronts et la mort prématurée du dirigeant bolchevique (puis la captation du pouvoir par Staline) mirent-elles à mal cette utopie déclarée? ou bien le projet n’était-il que poudre aux yeux dès l’origine? Là-dessus encore, les spécialistes s’écharpent et le quidam s’interroge. Mais malgré les difficultés du sujet, il est de notre devoir d’essayer de comprendre cette page de l’histoire, d’interroger plus que jamais les notions d’utopie et de pouvoir.

A l’heure où le capitalisme triomphant mène l’humanité toujours plus près du gouffre – paupérisation et chômage croissants, réchauffement climatique, disparition massive des espèces animales, etc. –, il nous faut tenter de saisir pourquoi une révolution ne se réalise pas comme elle le devrait et tâcher d’identifier les mécanismes qui la pervertissent, et finalement la détruisent. Car la nécessité d’un changement radical s’impose aujourd’hui avec la même urgence qu’hier.
 

Opinions Chroniques Dominique Ziegler

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lundi 8 janvier 2018

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