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Mauvais genre

«Musique classique: où sont les femmes?», s’interrogeait Le Courrier le 27 février dernier. C’est qu’on en rencontre toujours assez peu. Les concerts de la cathédrale de Saint-Gall, eux, ont été chanceux: ils ont pu en réunir trois pour leur festival d’orgue de cet été. Et c’est l’exultation, comme en témoigne le bel intitulé anglo-germain retenu pour l’occasion: Frauenpower. Ce qu’on pourrait se hasarder à paraphraser comme suit: elles étaient aux fourneaux, nous les avons mises aux claviers – joie, allégresse! Mais au programme, tous les compositeurs, jusqu’aux plus contemporains, sont de sexe masculin. Frauenpower: ce métis lexical en acquiert soudain des accents pathétiques; comme s’il fallait saluer un extraordinaire exploit – un trio féminin qu’on a enfin réussi à dénicher, et qui s’impose!

Il y a des coups de clairon qu’il vaudrait parfois mieux s’éviter. D’autant que le terme appelle immédiatement l’expression sur laquelle il est calqué: le Black Power. Or si l’on a trouvé des Frauen, le noir brille par son absence, hormis entre les touches blanches; nul interprète, nul compositeur de couleur. On croyait échapper à l’accusation de sexisme: on risque d’encourir celle de racisme.

L’intitulé saint-gallois est en effet révélateur de cette tendance, devenue presque mécanique, à se prémunir contre les accusations de discrimination en les anticipant, au risque de desservir la cause par un triomphalisme de façade, comme c’est le cas pour ces concerts; ou en dénonçant telle attitude, tel propos, chez autrui, mais selon des conceptions ou des interprétations elles-mêmes discutables.

J’en trouverais l’illustration dans un ouvrage sur le peintre Edouard Morerod, publié à l’occasion de la rétrospective que vient de lui consacrer le musée de Pully. En 1911, l’artiste vaudois réalise un certain nombre de dessins et tableaux à Tanger, dans lesquels, nous dit-on, il «fait preuve de racisme typique à son époque». Ainsi, les femmes africaines y «semblent montrer des visages fermés, inexpressifs pour la plupart, d’où est absente la fine psychologie dont fait habituellement montre Morerod dans ses portraits». Les œuvres auxquelles se réfère ce jugement donnent à voir, effectivement, des visages de femmes (ou tout aussi bien d’hommes, tel «Ali») impassibles, hermétiques, voire hostiles. Mais est-ce bien un signe de racisme? Pour moi tout au contraire, cette froide distance que le peintre s’applique à conserver avec celles et ceux qu’il portraiture, les maintient à des lieues du «Y’a bon, Banania» hilare qui leur est contemporain, ou du gentil petit nègre hochant la tête avec un large sourire lorsqu’on veut bien lâcher une piécette. En ne cherchant ni à forcer l’intériorité psychologique de ses modèles, ni à les rendre «sympathiques», Morerod prouve qu’il en respecte l’intimité et la fierté.

Mais au-delà des portraits, il y a les mots. Dans son journal, en date du 8 août 1911, Morerod oppose deux groupes de mendiants non-voyants: des «européens» (le terme est souligné) qu’il voit sur un souk, «de dos, misérables, à contre-jour»; et des «aveugles arabes ou nègres à grosses lèvres criants et piailleurs». Racisme encore, donc, pour l’auteur de l’article. Serait-ce à cause de la mention de ces grosses lèvres, qu’on voit bien dans le portrait d’Ali? Elles n’y ont pourtant rien de caricatural; et il y aurait du racisme, en revanche, à considérer comme négatif un tel détail physique. Cela tiendrait-il alors aux «piaillements»? Je garde moi-même le souvenir enchanteur d’une scène d’effervescence sonore entre mendiants à Meknès, pour laquelle le terme, qui évoque la protestation, ne me paraîtrait pas déplacé. Mais surtout, ce que je vois, dans la description de Morerod, c’est un contraste entre deux situations qui devraient pourtant s’apparenter: des mendiants de part et d’autre, mais du côté des Africains, une force de vie qui s’exprime par des manifestations bien audibles, alors que les dos tournés des Européens ne dégagent, écrit le peintre, qu’«un caractère émotif de souffrance résignée triste et douce»: un sentiment de honte, une capitulation.

Il ne s’agit pas d’opposer deux races, mais de relever deux attitudes pour une même condition sociale: alors que le mendiant marocain est simplement un très-pauvre, sur le sol qui l’a vu naître, l’européen, arrivé avec les colons, est habité par la conscience de sa déchéance. Appartenir théoriquement au groupe des dominants, des conquérants, et se retrouver à quémander sa pitance, c’est devoir reconnaître qu’on est, en quelque sorte, un raté. Et c’est cette douleur que Morerod s’est efforcé de représenter dans les très beaux pastels qu’il en a réalisés. Nulle hiérarchisation sociale ou raciale, dans sa vision des choses. Le condamner revient alors non seulement à passer à côté de son extrême sensibilité, mais, paradoxalement, à se placer, par rapport à lui, dans cette position supérieure qu’il a précisément refusé d’adopter à l’égard des êtres dont il a fait le portrait.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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