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Etats d’urgence

La garantie des libertés individuelles serait un des fondements de la démocratie libérale. La liberté d’expression, de réunion, le droit de se défendre et de connaître les motifs d’une sanction constitueraient le socle inaliénable de ce régime. La limitation de la marge de manœuvre de la police par le pouvoir judiciaire appartient aussi à cet éventail, censé protéger de l’arbitraire.

L’état d’urgence fait exception, car il suspend ces droits au nom de la protection de l’Etat. Or, en inscrivant les mesures comprises dans ce droit exceptionnel dans le droit courant, le législateur français pérennise ce qui ne devrait pas avoir vocation à s’inscrire dans la durée.

On pourrait multiplier les exemples historiques montrant comment l’état d’urgence inscrit dans la durée a façonné un régime. Restreignons l’inventaire à deux exemples particulièrement illustratifs, ceux de la République de Weimar et de l’Etat d’Israël.

L’Allemagne des années 1920 est caractérisée par des conflits sociaux très violents sur fond de crise économique. Les marches de la faim rassemblent des dizaines de milliers d’ouvriers, d’ouvrières et leurs familles qui protestent contre la misère et la faim subies au quotidien. Les milices des différents partis politiques s’affrontent violemment dans les rues pour le contrôle des quartiers ouvriers. L’état d’exception est instauré à 250 reprises jusqu’en 1933. Dissout une première fois en 1930, puis à nouveau en juin 1932, le parlement ne se réunit plus jusqu’à la nomination d’Adolf Hitler comme chancelier.

Dans ce contexte, l’arrivée au pouvoir des nazis n’est pas perçue à l’époque comme une rupture radicale puisque le Reichstag a déjà perdu son rôle, et avec lui le régime son caractère démocratique.

Autre exemple d’un Etat en situation d’urgence quasi permanente, Israël instaure ce droit exceptionnel dès 1948. Le gouvernement est ainsi autorisé à prendre diverses mesures comme les restrictions de la liberté de mouvement, la destruction de maisons, la déportation de personnes, et la surveillance politique des citoyen-ne-s israélien-ne-s arabes. Après la guerre des Six Jours en 1967 et l’occupation de la Cisjordanie, l’état d’urgence permet la répression de la résistance palestinienne et le soutien à la politique de colonisation. Il sert aussi de base légale à la Loi sur les pouvoirs d’urgence (Emergency Powers Act) de 1979 qui autorise la détention administrative de personnes pour une durée de six mois, sans inculpation. Il alimente également un discours politique de la guerre permanente qui justifie auprès du public les mesures d’exception prises à l’encontre de la population palestinienne. Cette dernière est ainsi obligée de vivre retranchée, sans liberté de mouvement et doit se soumettre aux contrôles imposés par l’armée lors de ses déplacements (checkpoints).

En France, la loi sur l’état d’urgence est votée en 1955 en réaction aux attentats du Front de libération nationale algérien (FLN). Elle vise alors la population musulmane touchée par les mesures d’internement administratif pratiquées à grande échelle. Dans le contexte colonial, elle constitue un moyen de nier la situation de guerre de l’époque et de réprimer celles et ceux qui luttent pour l’indépendance sans l’entrave des garanties constitutionnelles.

Cette loi est encore appliquée en 1958, après les attentats du FLN sur le territoire de l’Hexagone, et contre les partisans de l’Algérie française en 1961 et 1963, puis dans les années 1980 en Nouvelle Calédonie. Ces mesures d’exception appartiennent donc à l’héritage colonial de la France.

En novembre 2005, le premier ministre Dominique de Villepin annonce l’application de la loi de 1955, après une dizaine de jours de violence dans les banlieues. A l’époque, cette réaction est jugée disproportionnée par des élus et des juristes.

Après les attentats de Paris du 13 novembre 2015, l’état d’urgence est à nouveau institué et n’a pas été levé depuis. Il permet d’assigner à résidence une personne, de perquisitionner son domicile, de l’interdire de manifester et d’ordonner la fermeture de certains lieux sur demande du préfet ou du ministre de l’Intérieur. Ces mesures peuvent être requises sur la base d’une «note blanche», une fiche sans signature et parfois sans date, composée par les services de renseignements et dont les sources sont pratiquement invérifiables.

L’état d’urgence devrait prendre fin avec la loi «renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme». Celle-ci inscrit dans le droit courant les mesures prévues par l’état d’urgence en ajoutant une maigre garantie: un juge devra autoriser les perquisitions administratives. Reste que les recours devant une juridiction administrative ne sont possibles qu’a posteriori, une fois que la perquisition ou l’assignation à résidence sont entrées en force.

* Historienne.

Opinions Agora Alix Heiniger

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