Chroniques

«Lorsque les mots perdent leur sens, les gens perdent leur liberté» (Confucius)

A rebrousse-poil

Pour faire in, tendance, trendy, il est de bon ton d’utiliser à tout bout de champ une kyrielle de termes américains: yes, cool, fun, garden center, take away, save the date, discount, sale, credit cards welcome… Il en apparaît de nouveaux tous les jours. Envahissants, ils font partie de notre quotidien. Je les trouve ridicules, agaçants, mais au moins ils avancent à visage découvert: ils ne font pas mystère de leur origine et, à condition que l’on maîtrise la langue de Donald Trump, on peut en saisir le sens.

J’ai tout de même un peu de mal à les supporter.

Comme j’endure avec peine les inévitables chansons en américain – parfois chantées par un Vaudois ou un Genevois: pitié! – qui viennent ponctuer toutes les émissions de ma radio francophone, les casquettes de baseball portées avec la visière en arrière, et les hommes politiques qui m’envoient des lettres «personnalisées» sollicitant mon appui, en me tutoyant et en m’appelant par mon prénom.

Dans notre belle langue française, certains mots, sous des habits bien proprets, cachent depuis quelque temps, hypocritement, une signification beaucoup plus inquiétante. Si une entreprise annonce qu’elle va se «redéployer», il faut bien sûr comprendre qu’elle va fermer des usines ici pour en ouvrir dans des pays où la main-d’œuvre est payée au lance-pierre. Lorsque Tamedia «élabore des scénarios de réorganisation de ses quotidiens», la vérité est que le groupe prévoit de licencier des employés et de saborder des titres dans le but d’augmenter les dividendes de ses actionnaires. Et quand on lit que la Grèce est soumise à un nouveau «plan d’austérité», la réalité est que les banques européennes continuent à vampiriser ce malheureux pays.

Parmi ces évolutions du langage, il en est une qui me hérisse particulièrement le poil des jambes. Oh, il ne s’agit que d’une transformation minime, sans grande conséquence. Qu’on me pardonne d’exposer ici une réaction épidermique et toute personnelle!

Je veux parler d’un sens nouveau qu’on donne au verbe «supporter».

Ce mot est synonyme pour moi, principalement, de «tolérer». «Je supporte mes bruyants voisins»: je tolère leurs éclats de voix, j’admets leur façon de vivre, malgré les désagréments que je subis. «Je supporte le climat de Ste-Croix», «je supporte la pression des impôts puisque c’est un devoir civique»… «supporter» dit que l’on est confronté à un fait qui pourrait être désagréable, mais dont finalement on s’accommode.

Depuis quelques années, reflet direct de la culture américaine, une nouvelle signification est apparue. Le glissement s’est fait lentement! Dans mon Petit Robert de 1973, rien à signaler: «supporter» égale comme par le passé «accepter», «tolérer», «endurer». Dans le Larousse de 2006 apparaît en plus: «Soutenir, encourager un concurrent, une équipe». L’auteur prend tout de même la précaution de préciser, entre parenthèses: «Emploi critiqué». Plus de ces subtilités dans l’édition 2015 du Robert: la même définition est là, officielle, tout juste tempérée par l’abréviation qui signale un anglicisme.

Donc, quand un reporter sportif claironne maintenant: «Le pays tout entier supporte ses footballeurs», cela ne veut plus dire que la nation s’accommode tant bien que mal de l’odeur de sueur, des crachats répétés, des violences et des salaires éhontés de ceux qui la représentent sur la pelouse. Non, non! Au contraire, le journaliste met en évidence la ferveur, l’admiration et le soutien inconditionnel du populaire à l’égard de ses dieux du stade.

Avec le sens ancien, on était sur la défensive. Avec le nouveau, on est dans le positif, on va vers quelqu’un ou quelque chose.

J’avoue que j’ai du mal à intégrer cette signification nouvelle. Pour dire vrai, je la trouve ridicule, et propre à faire naître le quiproquo. A quelqu’un qui me demandait l’autre jour si je supportais Roger Federer, j’ai répondu, candide:

– Cet homme ne m’a jamais fait de mal, et le fait qu’il existe ne me porte pas tort. Le supporter? Pourquoi? Je ne comprends pas votre question!

Le gars a haussé les épaules, puis m’a tourné le dos en bougonnant une insulte en américain – que je vous épargne – et en ajoutant qu’il ne supportait pas les vieux cons.

Opinions Chroniques Michel Bühler

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lundi 8 janvier 2018

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