Contrechamp

Critiquer Israël, est-ce de l’antisémitisme?

«Il existe deux conflits du Proche-Orient: un conflit là-bas sur le terrain et un ‘conflit à propos du conflit’ ici en Europe.» En marge des débats relatifs à l’élargissement de la notion d’antisémitisme1, la sociologue Monique Eckmann souligne qu’il ne faut «jamais perdre de vue que l’on peut à la fois critiquer la politique israélienne et en même temps se battre contre l’antisémitisme».
Le mur de séparation entre Israël et la Palestine (Photo prétexte). Justin McIntosh / Wikimedia Commons
Entretien

Peut-on réprouver Israël sans crainte d’être taxé d’antisémite? Pourquoi l’antisémitisme ne connaît-il pas de répit? Comment s’exprime-t-il au XXIe siècle? Quelle est la limite à ne pas franchir entre antisémitisme et engagement politique? Est-il aisé d’être Juif en Suisse aujourd’hui? Monique Eckmann débat publiquement de ces questions sensibles. Interview.

Le qualificatif d’antisémite est parfois hâtivement attribué à ceux qui s’engagent en faveur des Palestiniens. Comment l’expliquez-vous?

Monique Eckmann: Il se cache parfois un ressentiment antisémite sous la virulence des critiques à l’égard d’Israël. Il reste toutefois que le reproche d’antisémitisme est adressé trop diligemment aux personnes et mouvements solidaires des Palestiniens. Certains milieux défenseurs de la politique israélienne essaient – sciemment ou non – d’intimider en utilisant cet argument pour disqualifier toute critique.

Quelle est la conséquence de ces stratégies de déstabilisation?

Elles dévaluent et diluent le terme d’antisémitisme. Cela devient grave quand le soupçon d’antisémitisme fait hésiter certains à dire à haute voix ce qu’ils pensent du conflit israélo-palestinien. Le vague sentiment de malaise et de culpabilité à l’égard des Juifs renforce cette gêne. Accuser d’antisémitisme tous ceux qui défendent le droit des Palestiniens à un Etat signifie pointer aussi du doigt l’opposition israélienne et les mouvements pour la paix, dont de nombreux Juifs. Cela revient à mettre dans un même panier gouvernement et peuple ou Israéliens et Juifs.

Est-il malgré tout possible de critiquer la politique israélienne sans créer d’embarras?

Bien sûr. Il est tout à fait admissible de remettre en cause la politique israélienne sans tomber dans le piège de l’antisémitisme. On peut critiquer la politique israélienne comme celle de n’importe quel autre Etat. Le conflit politique qui agite le Proche-Orient depuis longtemps est violent et il est normal qu’il provoque des avis tranchés et opposés et des désaccords. Il existe en fait deux conflits du Proche-Orient: un conflit là-bas sur le terrain et un «conflit à propos du conflit» ici en Europe.

Certains continuent pourtant à affirmer que les Juifs ont le pouvoir d’empêcher toute critique…

Cette affirmation relève des théories du complot. Pour le comprendre, il suffit d’ausculter les médias, tout particulièrement en Suisse. Les partisans des deux parties au conflit reprochent aux médias d’être partiaux: pour les uns, ils sont systématiquement pro-palestiniens. Pour les autres, ils sont unilatéralement pro-israéliens. Difficile d’y déceler un quelconque trafic d’influence tout puissant.

Où s’arrête la critique et où commence l’antisémitisme?

La critique de positions et d’actions politiques et gouvernementales fait partie du débat démocratique. Elle n’est pas synonyme de condamnation en bloc d’une population ou d’un pays. Pour un débat serein, la critique de la politique israélienne doit être fondée sur des faits et des arguments rationnels. Le seuil de la haine est franchi lorsqu’interviennent des émotions exprimant une aversion générale contre les Juifs ou Israéliens ou sous forme larvée par des sous-entendus. C’est le cas lorsque les arguments invoquent des associations, des symboles ou des sentiments empruntés à l’arsenal antisémite.

Il existe encore, en 2017, des caricatures qui utilisent une iconographie antisémite des années 1930, comme le nez crochu, le cigare, le haut-de-forme et la faucille. Que vous inspire cela?

On a pu constater dans la presse une résurgence d’illustrations qui font écho à des imageries anciennes. De fait, l’antisémitisme n’a jamais disparu en Europe, même directement après 1945. Il s’est transformé et est devenu – du moins en partie – un enjeu politique lié au conflit israélo-palestinien, même s’il recourt à des représentations anciennes. De manière générale, les actes et les insinuations antisémites ont augmenté de façon inquiétante ces dernières années, en Suisse comme ailleurs en Europe.

Plus précisément, comment s’exprime l’utilisation politique de l’antisémitisme?

Elle associe les faits et gestes de l’armée israélienne aux Juifs sanguinaires et au meurtre rituel ou rappelle l’accusation de déicide, thèmes bien connus de l’antijudaïsme chrétien. Un autre aspect est la réminiscence de théories du complot présentant les Juifs comme une superpuissance qui règne sur le monde. Ces dogmes leur attribuent des pouvoirs occultes et un plan diabolique, fidèles en cela à la propagation des tristement célèbres «Protocoles des sages de Sion». Un troisième élément est la présentation interchangeable des Juifs et des Israéliens, et en usant de symboles nazis qui rappellent les pires caricatures hitlériennes du prétendu «péril juif».

L’humoriste polémiste français Dieudonné a commencé sa croisade idéologique en mettant en scène un rabbin nazi. Pourquoi cette tentation sans cesse renouvelée de comparer la politique israélienne au national-socialisme ou d’associer le sort des Palestiniens à celui des Juifs?

Elle participe à un courant qui instrumentalise des motifs antisémites latents ou manifestes pour signifier son soutien aux Palestiniens ou son inimitié envers Israël. La Shoah et le national-socialisme représentent le pire de ce que la civilisation occidentale a produit. Il est compréhensible qu’Européens, juifs et non-juifs, soient hantés par la Shoah: ce qui explique que lorsque l’on parle du conflit israélo-palestinien, on finit par évoquer la Shoah, et vice versa. Des liens historiques existent entre les destins des peuples Juif et palestinien. Mais ceux-ci ne légitiment pas l’analogie abusive des Israéliens avec les nazis ou des camps de réfugiés palestiniens avec les camps de concentration. Ces analogies reposent sur une figure récurrente, celle de l’inversion de la victime et du bourreau. Elles participent à la diabolisation de l’Etat d’Israël – et par extension de tous les Juifs – et à la banalisation de la Shoah. On peut se demander dans quelle mesure ces analogies ont pour fonction de décharger la conscience européenne, mal à l’aise face aux Juifs. Par ailleurs, ces analogies ne rendent pas non plus justice à la réalité des Palestiniens et ne servent pas leur cause.

Quel effet a cette instrumentalisation sur les Juifs de Suisse et d’Israël?

De nombreux Juifs en Suisse font état du sentiment d’être isolés dans les conversations et sujets à des allusions et à des regards autour d’eux. Ils témoignent de difficultés à se dire juifs ou à parler d’Israël. Il arrive fréquemment qu’ils n’osent pas s’exprimer ouvertement par crainte de susciter des réactions de rejet. Il faut aussi être conscient que les communautés juives entendent avec des sensibilités diverses les accents et intonations antisémites, là où d’autres ne les perçoivent pas. En Israël même, le retour d’Auschwitz est perçu comme une éventualité souvent invoquée face au reste du monde, défini comme «hostile et antisémite».

Si l’on va plus loin, la diffusion de l’antisionisme est-elle une déclinaison de l’antisémitisme?

C’est une question compliquée, car l’antisionisme (tout comme le sionisme) a une longue histoire, d’abord à l’intérieur du monde Juif lui-même, et connaît plusieurs interprétations. Il va de la négation de l’Etat d’Israël à la proposition d’un Etat dans lequel vivraient ensemble Juifs et Palestiniens. Or, une position antisioniste qui omet d’aborder toutes les implications de ces visions – comme la question de la protection des Juifs en tant que minorité dans un pays à majorité palestinienne ou arabe – côtoie l’antisémitisme. Car, c’est précisément ce risque d’être dépossédés ou de ne plus être protégés qui effraye à raison la grande majorité des Juifs. Et c’est là que le souvenir de la Shoah est à la fois traumatisme réel et traumatisme facilement instrumentalisé. L’autodétermination, la souveraineté et le droit à des frontières sûres et reconnues constituent des droits inhérents à tous les peuples, y compris aux Juifs et aux Palestiniens. Contester l’existence de l’Etat d’Israël ou le délégitimer en tant que tel, c’est nier ces droits aux Juifs. Cette posture est assimilable à une forme d’antisémitisme, du moins sous une forme larvée.

Reste à savoir s’il s’agit d’antisémitisme, lorsqu’on critique le caractère Juif de l’Etat d’Israël. Il y a une différence entre la critique d’une législation et la mise en question de l’existence même de l’Etat. Critiquer une législation discriminante ou antidémocratique et demander la transformation de celle-ci; ou encore critiquer les projets d’annexion de territoires occupés ne relève certainement pas de l’antisémitisme.

L’antisémitisme est-il dopé par la nature particulière du conflit israélo-palestinien?

Il est souvent avancé qu’il s’agit d’un conflit unique, en raison de sa complexité, de l’histoire particulière du projet national Juif ou du lien entre la décision de la création de l’Etat d’Israël et la Shoah. Ce n’est pas si sûr que cela: les questions de territoires et de frontières, de minorités et d’Etat-nation, de déplacements concernent bien d’autres conflits. Ce qui est particulier, c’est le rapport si singulier que nous entretenons tous avec cette partie du monde. Ce sont les multiples attaches qui lient l’Europe chrétienne, l’histoire des Croisades, du colonialisme et celle du XXe siècle à cette terre plusieurs fois «promise» qui rendent ce conflit si unique.

Vous évoquiez le «conflit à propos du conflit» qui a lieu sur le Vieux Continent, qu’en dire pour conclure?

Il est navrant d’observer dans ces discussions liées au Moyen-Orient, combien chacun, de part et d’autre, se pose en martyr, suscitant une sorte de compétition entre victimes. Il ne faut pas apporter de soutien à cette attitude et éviter qu’elle ne s’instaure durablement. Que ce soit du côté de ceux qui voient dans toute critique de la politique israélienne une forme d’antisémitisme, ou du côté de ceux qui voient dans toute mise en garde contre l’antisémitisme une instrumentalisation politique. Il ne faut jamais perdre de vue que l’on peut à la fois critiquer la politique israélienne et en même temps se battre contre l’antisémitisme.

* Interview parue dans Tangram n° 39, juin 2017 (dossier «Les formes actuelles de l’antisémitisme»), revue de la Commission fédérale contre le racisme (CFR),
Spécialiste du racisme et de l’antisémitisme, Monique Eckmann est sociologue et professeure émérite à la Haute école de travail social de la HES-SO à Genève.

1 Le parlement européen vient d’adopter début juin une résolution visant à lutter contre l’antisémitisme en élargissant sa définition. Lire Le Courrier du 15 juin 2017.

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