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On est tous le touriste d’un autre

ENTRE SOI.E.S

A Lisbonne, des murs du quartier populaire de la Mouraria sont ornés de grandes photographies de certain-e-s de ses habitant-e-s emblématiques. Ce sont pourtant les résidant-e-s de ce même quartier qui quittent les lieux les un-e-s après les autres devant la pression mise sur le marché immobilier par la location temporaire. Si Airbnb nous propose, selon son célèbre slogan, de vivre «là-bas comme des locaux», son emprise sur le marché immobilier régional a surtout pour conséquence de pousser les Lisboètes hors de chez elles/eux.

Dans de nombreuses régions européennes ravagées par la crise de 2008 et les politiques d’austérité, le boom touristique permet de fournir des rentrées d’argent à des personnes qui en ont besoin via la création d’entreprises, d’emplois (souvent bien précaires) ou des revenus d’appoint. Mais ce tourisme agit également comme vecteur de déplacement de populations, provoquant ou accélérant la gentrification des centres historiques populaires. Le tissu urbain et social se modifie avec l’arrivée de logements, restaurants, magasins, cafés adaptés aux goûts et surtout aux porte-monnaie des touristes, transformant ces lieux de vie en lieux de consommation et de divertissement quasi exclusivement touristiques.

Et ce n’est de loin pas que le tourisme balisé qui en est le seul responsable. Vous savez, celui qui se déploie au pied des grands monuments et sur les toits des bus tour, celui des personnes en chaussettes blanches munies de bâtons à selfies. Ce tourisme-là, nous adorons le railler, nous qui nous sentons moins touristes que les autres, alors que notre façon de visiter fait tout autant partie du problème. Opérer une distinction entre nous, les voyageurs-ses, et les autres, les touristes, est problématique, car cette distinction classiste nous aveugle sur l’impact de notre propre présence. Nous sommes capables de mépris envers celles et ceux qui ne possèderaient pas ce raffinement intellectuel, cette curiosité et cette âme aventurière nécessaires pour pénétrer la réalité des locaux, sans tenir compte des réalités matérielles qui pourraient conduire un nombre important de personnes à découvrir une région en suivant des indications balisées. Or, notre envie d’authenticité et les moyens financiers qui motivent une partie d’entre nous à rechercher des vacances bon marché participent incontestablement à une véritable ségrégation spatiale sur place. Les loyers explosent, les propriétaires relogent et les quartiers changent, rendant la vie quotidienne extrêmement pénible et chère. De plus, en cherchant à s’immerger dans ce qu’on considère comme étant la vie locale, on oublie bien souvent que les façades débraillées de certaines bâtisses sont généralement plus un reflet de la précarité que d’un simple charme des lieux. Notre super logement trouvé sur Airbnb a probablement été obtenu par acharnement des promoteurs immobiliers sur les habitant-e-s les plus vulnérables, puis racheté par de cool bourgeois-e-s qui n’y vivront jamais. Ou alors c’est le logement de quelqu’un-e qui doit déménager en haute saison, car c’est une de ses seules sources de revenu. En somme, «la gentrification c’est confondre like a local et evict a local».1 value="1">«Gentrification, Airbnbisation et Local sont dans un bateau», www.etourisme.info, 06.11.2015.

Face à l’ampleur du problème, les initiatives citoyennes et politiques se multiplient. Certaines se rendent visibles à travers des slogans tels que «rbuy and bye», «your tourism kills my neighborhood», ou encore «tourist go home, refugees welcome», peints sur les façades ou déployés sur des banderoles. Au Portugal, deux députés socialistes ont déposé un projet de loi qui obligerait d’obtenir l’accord des habitant-e-s d’un immeuble pour mettre son logement sur Airbnb. A Porto, pour permettre à des personnes qui ont dû s’éloigner en raison de la gentrification touristique, la municipalité retape d’anciens immeubles pour y accueillir des personnes précaires qui souhaitent revenir au centre-ville. A Berlin, une loi limite à une seule pièce l’espace qui peut être loué chez un particulier. Celle-ci avait d’ailleurs été attaquée en justice par des propriétaires, mais les tribunaux allemands n’ont pas tremblé, confirmant les restrictions en se basant sur la difficulté croissante à se loger dans la capitale.

Alors, cet été, après avoir râlé parce que le taxi s’est fait une marge en ne nous appliquant pas le tarif local reporté par notre Lonely Planet, et quand les premiers contacts avec la chaleureuse habitante de notre logement Airbnb auront été établis, nous apaisant quelque peu, prenons un brin de recul. Bien qu’il n’y ait pas lieu de considérer que la gentrification ne relève que de notre responsabilité individuelle – c’est une question qui doit bien entendu être prise en main de façon collective et politique –, essayons au moins d’avoir en tête qu’au final, on est tous le touriste d’un autre.

Notes[+]

Opinions Chroniques Djemila Carron et Marlène Carvalhosa Barbosa

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lundi 8 janvier 2018

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