Scène

Julie Gilbert – Monologue pour un dealer de ma rue

Deux lundis par mois pendant l’été, du 26 juin au 4 septembre, retrouvez dans Le Courrier le texte inédit (extrait) d’un auteur de théâtre suisse ou résidant en Suisse. Nos pages sont publiées avec le soutien du «Programme romand en Dramaturgie et Histoire du théâtre», et de la Société Suisse des Auteurs.
Julie Gilbert - Monologue pour un dealer de ma rue
Écritures dramatiques

Je ne te connais pas
Je ne te reconnais pas
Je ne sais pas si tu es toujours le même ou un autre
Tu sais ce qu’on dit
Nous les blancs, on ne fait pas la différence dans
vos visages de noir
En fait, je pense que c’est du bullshit
Mais comme c’est ce qu’on dit
Alors disons ça, je ne te reconnais pas
Tu es un noir
Tu es un des noirs de cette ville
Tu es un noir et tu deales
En Suisse, si tu es noir tu es dealer
On n’a pas de passé colonial, nous
Alors si tu es noir c’est que tu es dealer
Parce personne ne va employer un noir sans papier
De toute façon je sais bien que tu deales
J’habite rue de la Navigation
Et c’est là que tout le monde deale
C’est là que tous les friqués de Genève, les merdeux en bagnole de sport et aussi les autres, mes voisins, moi parfois, les jeunes qui sortent ou les politiciens viennent s’alimenter
Alors oui, tu es noir et tu deales
Mais je ne te connais pas
Tu deales devant l’école de mes enfants
Et comme les préaux sont ouverts
Parce qu’on est comme ça en Suisse
on a des préaux
sans portail
– d’ailleurs c’est dingue que les enfants ne fuguent pas au milieu de la journée –
Putain, si j’étais un môme j’aurais trop envie de filer vers le lac
ou de rentrer chez moi manger des tartines au Nutella
Mais non, ici les enfants ne fuguent pas
Donc, les préaux sont ouverts et vous les dealers vous dealez devant les écoles
Et comme les préaux sont ouverts, c’est là que
vous planquez la came
Dans les rainures des petits barreaux
Sous le couvercle de la boîte où sont rangés les ballons
pour le sport
Et d’ailleurs les enfants sont habitués
Et d’ailleurs à l’école on leur explique que ces pastilles-là, ce sont des extas et que non il ne faut pas les manger
Et d’ailleurs les enfants s’en foutent
Ils s’en contrefoutent
Depuis qu’ils vont à l’école il y a des dealers devant leur préau
Peut-être même qu’ils pensent que c’est normal
Que c’est une directive du Département de l’instruction publique
Que c’est normal que les dealers soient devant les écoles
Que c’est un plus pour la diversité
Ou pour la mixité
Ou pour la sécurité
Donc tu es noir et tu deales
Je ne sais pas comment tu t’appelles
Mais tu es là tous les jours
Tu fais tes journées quoi
Tu as même des horaires de bureau
Mamadou m’a expliqué ça,
un ami sénégalais sans papier qui aimerait bien venir en Suisse
Mais je lui ai dit – Mamadou, si tu es noir tu vas dealer
Et si tu es dealer, tu vas dealer là en bas de chez moi
Et il m’a dit que jamais il ne dealerait
Qu’il n’avait pas fait tout ce chemin pour dealer quoi
Mais je ne sais pas si c’est dealer qui le gêne
Si c’est vraiment le fait de dealer
Ou plutôt de dealer en bas de chez moi
Que je puisse le voir de ma fenêtre
Qu’il deale en bas et qu’il vienne boire le café chez moi
Ou vite se faire à manger avant de retourner dealer
Bref, Mamadou est rentré à Barcelone dormir dans son squat
sans eau sans électricité
sans travail sans même des lunettes à vendre parce que
c’est novembre
Mais c’est lui qui m’a dit
que les dealers faisaient une pause repas
que même s’ils dorment dans des parcs, parkings, recoins de rue
Ils ont des horaires tu vois quoi
Donc tu es là
Tu es là en bas de mon immeuble
Rue de la Navigation
Un joli nom
Navigation
Mais peut-être que tu es anglophone
Et peut-être que c’est mieux que tu ne comprennes pas
ce qu’il veut dire
Peut-être que le mot navigation te rappellerait un peu trop violemment
ta traversée avec ces zodiacs vendus par les Chinois
Je ne sais pas si tu es passé par Tanger ou par Tripoli
Mamadou est passé par Tanger
Je ne peux parler que de Mamadou
A Tanger maintenant tu ne peux plus acheter ces zodiacs chinois
C’est interdit
Alors il faut les faire venir de Casablanca
Il faut trouver quelqu’un qui a la carte de crédit
Et les commander par correspondance
Et ensuite les gonfler sur la plage
Et puis après et bah il faut y aller
Quand tu es à Tanger
Tu traverses quand il y a la tempête
Tu as moins de risque de te faire repérer par
les garde-côtes marocains
Tu montes sur ton boudin en plastique chinois
Et tu rames
Parce que oui, à ce prix-là, tu n’as pas de moteur
Et comme tu ne sais pas nager
Tu rames et tu pries que le boudin chinois t’amène de l’autre côté
Tu vomis et tu pries et tu rames que ce putain de boudin
en plastique t’amène de l’autre côté,
juste là, tu vois la côte, c’est juste là
Mamadou
Je ne peux parler que de Mamadou
Mamadou a traversé trois fois
La première fois, ils ont perdu une rame, et les garde-côtes marocains les ont arrêtés
La deuxième fois, le boudin a crevé et ils se sont accrochés aux cordages, dérivant dans l’eau froide. Ils ont eu des crampes. En fait, ils sont tous morts, sauf Mamadou et un autre mec
La troisième fois, ils ont ramé et ils ont été récupérés par
les garde- côtes espagnols. Et ils ont été mis en prison
Et toi tu es là
Je ne sais pas comment tu es arrivé en Suisse
Tu es forcément arrivé par la mer
Puisque les visas
Ça fait belle lurette que l’Europe n’en délivre plus
Tu es là
Et tu attends avec les autres
Tu attends l’œil ouvert
Parce que même si tout le monde sait que vous dealez
Que c’est comme un boulot quoi
Parfois les flics font des descentes
Ok. Ils le font plus pour le décorum
Parce que ce serait très hypocrite de vous arrêter
Alors que tout le monde sait que vous dealez
Et que tout le monde a tellement besoin que vous dealiez
Parce qu’il faut beaucoup de drogue pour supporter Genève
Beaucoup plus qu’on ne l’imagine
Donc les flics
Quand ça chauffe un peu trop à droite
viennent «nettoyer» le quartier
Bien sûr en Suisse aussi on utilise ce genre de vocabulaire
Nettoyer le quartier
Mais en vrai, ils ne font que passer le plumeau
Pas de karcher ici
On est comme ça en Suisse
On reste discrets
Mais à cause de la hausse exponentielle de la criminalité dans notre quartier
– selon certaines statistiques –
On a eu la réunion
Ils voulaient mettre des vidéos dans les rues de notre quartier
Alors on a eu la réunion
On a entendu les flics
Les directeurs de l’école primaire
Les parents d’élèves
Les associations des habitants de quartier
Et puis on a entendu
Le représentant des dealers
Il s’est levé et a dit «je suis le représentant des dealers»
Oui oui le type avait été mandaté pour défendre leurs intérêts à la réunion de quartier
Et forcément il était contre les caméras
Il était absolument contre les caméras
Il a exprimé clairement à quel point les caméras allaient nuire au commerce de la drogue et donc au quartier et donc à Genève
Et on était nombreux à trouver aussi que les caméras étaient une mauvaise idée
Alors on a fait bloc avec le représentant des dealers
Main dans la main quoi
On a fait bloc à mort
pour que les caméras ne passent pas
Les habitants du quartier et les dealers on s’est unis pour refuser les caméras
Et finalement
Les caméras ne sont pas passées
Alors tu es toujours là
Je ne sais pas si tu es toujours le même ou un autre
Et pourtant, toi, tu me connais
Et souvent le soir quand je rentre tard
Ça me rassure que tu sois là,
tranquille, en train de discuter avec tes amis
Tes collègues
Et souvent tu me demandes comment ça va
Et si ça va la famille, les enfants
Et si j’ai passé une bonne soirée
Et je te réponds que ça va
Et parfois aussi
Tu joues au basket dans le préau avec mon fils
Et mon fils adore jouer avec toi
Parce que tu es super bon
Et je vous vois jouer
Et je vois bien que tu es heureux de jouer avec cet ado
Que ça te fait du bien
Et en même temps je sais bien qu’il y a un problème
Que j’ai un problème
Un sérieux problème
Que tu es un dealer
Et que je ne peux pas laisser mon fils traîner avec des dealers
Que je serais vraiment conne comme mère de laisser mon fils traîner avec les dealers
Et quand j’en parle avec mon fils
Il ne comprend pas
Il ne voit pas le problème
Il me dit qu’ils n’y peuvent rien ces mecs s’ils doivent dealer
Que ce n’est pas de leur faute si en Suisse ils ne peuvent que dealer
Que si même moi je les réduis à juste des dealers c’est que vraiment tout est foutu
Est-ce que je ne sais pas tout ce qu’ils ont traversé pour arriver là?
Est-ce que j’ai oublié ou quoi que ce sont des gars qui ont tout quitté pour tenter leur chance?
Est-ce que j’ai oublié?
Et là je me dis que le programme écolier-dealer fait ses preuves
Fait grave ses preuves
Que le Département de l’instruction publique devrait pérenniser ce système
L’étendre à toute la Suisse
Que c’est définitivement l’avenir
Et je repense à Mamadou
Mamadou qui a un fils de l’âge de mon fils à Dakar
Un fils qu’il n’a pas vu depuis 8 ans
Et je repense à Mamadou pour qui c’est tellement important d’avoir un lien avec mon fils
dans cette société où il n’est qu’un noir
Et qu’on ne laisserait jamais un noir s’approcher de nos enfants
Un homme noir célibataire sans papier
Un homme dont on ne sait rien
Et je repense alors à toi
A toutes ces heures que tu passes avec juste d’autres hommes comme toi
Je pense à la longue nuit
A toutes les longues nuits que tu passes en bas de chez moi
Je pense que depuis des nuits et des nuits je m’endors au son
de ta voix
et que je ne te connais pas.

Bio

Julie Gilbert est auteure et scénariste suisse. Elle réside à Genève, après avoir grandi à Mexico et à Grenoble, et vécu à La Havane, Montréal, New York et Los Angeles. Ses textes de théâtre (Nos Roses, ces putains, My Swiss tour, Outrages ordinaires, Paradise Now!, Carnet de travail) et pour le cinéma (La vraie vie est ailleurs, Mangrove, Désert…) sont traversés par la question de l’exil et de l’identité. Pour ses écrits, elle est trois fois lauréate du prix SSA, bénéficie des bourses Textes-en-Scènes et Pro Helvetia, et a été auteure associée du Théâtre St-Gervais et du Grütli à Genève. Elle mène des performances, Sexy Girl, Droit de vote, interrogeant notamment la place des femmes dans la société, et crée les Poèmes téléphoniques, comme une possible résistance poétique. Dans le cadre des Intrépides de la SACD sur le thème du Courage (Ed. L’Avant-scène théâtre), J’aurais préféré avoir un flingue sera mis en lecture avec cinq autres pièces courtes d’auteures, ce soir au Théâtre Antoine à Paris, le 17 juillet au Conservatoire du Grand Avignon (en partenariat avec la SSA et la Sélection suisse en Avignon) et le 17 novembre au Poche à Genève.
www.juliegilbert.net

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