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Pour en finir avec l’«apartheid»

Des professionnels de l’enseignement spécialisé réagissent à notre récent article sur l’«école inclusive».
Genève

Dans Le Courrier du 28 avril, un article rend compte de l’inquiétude du personnel spécialisé de l’OMP (Office médico-pédagogique) face à la volonté du Département de l’instruction publique (DIP) et de sa présidente, Anne Emery-Torracinta, de transformer l’école genevoise en «école inclusive». L’article ouvre la réflexion sur la meilleure scolarisation possible pour les enfants dits «à besoins éducatifs particuliers». Cela nous oblige à nous interroger sur le regard et les représentations que nous avons de ces enfants, sur le contexte scolaire d’appartenance que nous leur garantissons et sur les apports spécifiques qu’il peut leur proposer.

Quelle image construisons-nous d’un enfant à besoins éducatifs particuliers? Quelle importance donnons-nous à ses difficultés (d’apprentissages, relationnelles, psychomotrices, sociales…)? Ne prennent-elles pas toute la place, l’emportant sur ses ressources et ses potentiels jusqu’à devenir sa seule identité et justifiant son incapacité à fréquenter l’école ordinaire ainsi que la création d’un système scolaire parallèle (l’enseignement spécialisé), séparé jusqu’à sa désinsertion de la scolarité ordinaire? Dans cette situation, nous l’avons maintes fois constaté, l’enfant diagnostiqué comme porteur de pathologie se forge souvent une identité négative d’enfant différent, malade, exclu, qu’il intègre si bien qu’il en arrive à adopter des comportements en parfaite cohérence avec cette définition négative («je suis dans la classe des fous!»). Une inclusion systématique de ces enfants à l’école ordinaire aurait l’immense mérite de leur proposer une identité positive, prémisse de toute évolution future. L’enfant n’est pas son handicap!

L’école ordinaire actuelle serait-elle considérée comme inadéquate et incapable de trouver les bons moyens pour s’engager avec compétence auprès des enfants à besoins éducatifs particuliers? Les professionnels du spécialisé amenés à collaborer au sein d’équipes interdisciplinaires à l’école ordinaire risqueraient-ils de perdre leur spécificité et leur identité professionnelle? La collaboration entre professionnels différents au sein de l’école inclusive ne peut-elle ressembler qu’à une tour de Babel dans laquelle personne ne comprend le langage de l’autre, ne constituant que perte de temps et d’efficacité pour chacun? Ces interrogations nous laissent perplexes, d’autant plus qu’elles laissent dans l’ombre la question de ce qui serait bénéfique pour les enfants! Une école affirmant une scolarisation de base égale pour tous, que chaque enfant ancré dans son contexte particulier doit devenir une personne à part entière, au-delà des limites d’un déficit ou d’une pathologie, à qui l’on reconnaît la capacité d’interagir et d’apprendre, représente à nos yeux un contexte potentiel de santé (mentale, relationnelle, éducative, sociale) pour tous.

Oui, pour certains enfants la confrontation aux autres, aux apprentissages, aux exigences d’un groupe ou d’une institution normative comme l’école ordinaire est une difficulté réelle et l’intervention de spécialistes formés, comme le sont les collaborateurs de l’actuel enseignement spécialisé de l’OMP, nous semble une nécessité absolue. Mais créer une école inclusive nous apparaît comme une formidable opportunité pour l’évolution de ces enfants. Un encadrement éducatif enrichi par le travail d’équipes interdisciplinaires mettant en commun des compétences spécifiques et solides pour garantir un projet pédagogique pour chacun, celle d’un groupe de pairs enrichissant et stimulant la dynamique intellectuelle et sociale, nous semblent les éléments garants de l’évolution dans la différenciation. Dans ce modèle, la fonction de professionnels différents (psychologues, logopédistes, psychomotriciens…) ne sera pas de prodiguer thérapies et traitements au sein de l’école mais bien d’encadrer les élèves, avec leurs collègues enseignants, de contribuer à la réflexion et de co-construire avec eux des réponses communes à des questions communes. Le «travail-ensemble» permet d’enrichir les compétences des uns au contact des autres, tout en préservant l’identité professionnelle de chacun, dans une complémentarité indispensable à la bonne évolution de chaque enfant.

Il nous paraît évident que l’école n’est pas un lieu de soins ou de thérapie et que, pour certains enfants à besoins particuliers, tout comme aujourd’hui, la nécessité d’un suivi thérapeutique à l’extérieur de l’école restera nécessaire. A notre avis, les équipes scolaires interdisciplinaires pensées par le projet d’école inclusive ne sont pas destinées à être des îlots de psychologie scolaire, mais bien un regroupement de compétences complémentaires garant de l’encadrement nécessaire à chaque enfant. A nos yeux, le projet d’école inclusive ne doit pas être une simple réforme administrative. Il porte en lui l’obligation d’élaborer et de construire de nouvelles représentations et de nouvelles voies d’action concernant les enfants en difficulté. Il doit fournir à l’école les instruments et les moyens permettant un changement majeur dans sa conception de la place et des valeurs qui fondent l’école publique. Ambitieux et exigeant, il ne pourra pas être mené à bien sans la garantie de moyens suffisants en personnel, mais aussi et surtout en temps d’élaboration et de formation partagés entre enseignants de l’ordinaire et collaborateurs du secteur spécialisé. L’OMP retrouvera alors sa véritable raison d’exister, celle d’un service à la population, aux enfants en difficulté, à leurs familles et à l’école.

CHIARA CURONICI, psychologue; FRANÇOISE JOLIAT et BRIGITTE LEUZINGER, logopédistes.

Opinions Agora Collectif Genève

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