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L’Etat pris pour cible par un feu croisé néolibéral et criminel

«L’Etat doit parfois, en promulguant des lois spécifiques, intervenir dans l’économie pour la rendre plus fluide et plus éthique.» C’est ce que s’applique à traduire en actes Rosario Crocetta, président de la Région Sicile, pour juguler l’emprise de la mafia sur le territoire. François Meylan l’a rencontré.
Politique

Confucius disait que les royaumes deviennent ingouvernables, quand les mots changent de sens. Or,  nous le vivons avec le terme «libéralisme». Nous nous sommes dangereusement éloignés du libéralisme des Lumières. L’esprit libéral de Montesquieu n’est plus. Plutôt, il n’a plus cours dans les arcanes du pouvoir. En politique, il est bafoué. Preuve en est le programme présenté, en France, par le jeune et nouveau président de la Ve République Emmanuel Macron. Pourtant issu d’une famille politique dite de gauche, son projet «En marche» est clairement néolibéral. C’est-à-dire qu’il répond essentiellement à la seule loi du marché. Et pour le marché, la loi n’existe pas. La seule règle qui prévaut est la fameuse main invisible d’Adam Smith. Ou, mieux encore, que ceux qui savent faire ou que ceux qui ont déjà accumulent encore plus… au détriment, bien entendu, du bien commun et du plus grand nombre.

Le pire est qu’on essaie de nous faire croire que c’est dans l’ordre normal des choses. Que cela a toujours été ainsi. Alors que c’est faux. Cette déviance des rapports au profit immédiat et à la prédation capitalistique ne date que de quelques décennies. Pour un vrai libéral, le sommet de l’édifice politique – et donc moral – est représenté par le Droit et non par le contrôle du système politique. Pour les partisans du néolibéralisme, le sommet de l’édifice est constitué par un fantasme. Celui de placer le marché au-dessus de tout. Pour ça, il faut contrôler le système politique et faire sauter tous les contre-pouvoirs.

L’exemple des médias qui sont transformés en communicants voire en propagandistes est édifiant. Et pour votre serviteur de faire le lien avec les luttes que conduisent en Sicile des femmes et des hommes héroïques. Dans cette région de plus de 5 millions d’habitants, l’Etat subit aussi les assauts d’un marché sauvage. Celui du crime organisé, que combat tout particulièrement le président de la Région Rosario Crocetta. J’ai eu la chance d’être reçu à Palerme par ce haut magistrat et de m’entretenir avec lui sur certaines valeurs fondamentales. C’était le 29 mars 2017. Le «governatore» y mène une gigantesque opération anticorruption pour éliminer l’emprise de la mafia sur les administrations et les marchés publics.

Ce personnage haut en couleurs – qui m’a expliqué au passage comment le courage n’existait pas en tant que tel mais que l’on peut choisir de s’éduquer au courage – ne le sait que trop bien: le système libéral ne survivrait pas sans un Etat fort. L’institution étant garante d’équité. Le marché tout puissant n’ayant pas de considérations morales. Question systèmes, Crocetta en connait un vaste chapitre. Il le répète sans cesse: la mafia est un système. Et, pour Cosa Nostra, il est aussi question de corrompre le politique.

Elu en 2012, il a déjà démantelé plusieurs systèmes mafieux. Par exemple, celui de la formation professionnelle: «Nous avons, en Sicile, 2200 sociétés spécialisées dans le secteur de la formation professionnelle. C’est un véritable système, dans lequel on trouve des élus de la région, leurs femmes, leurs fils, etc. Et ce système écarte les vraies compétences. Ce sont les contribuables qui payent.» Côté appels d’offres publics, une loi est en préparation pour proscrire que des députés de la Région Sicile puissent agir pour favoriser des entreprises à la tête desquelles on trouve des parents de ces élus aux premier et deuxième degrés.

Autre exemple, c’est celui du consortium des autoroutes siciliennes: Rosario Crocetta a découvert que travaillait dans ce secteur une entreprise qui n’était pas en règle avec les directives antimafia de la préfecture. Elle percevait 15 000 euros par jour pour surveiller les autoroutes. Autre loi promulguée par le président, celle qui assure un emploi au sein de l’administration à tout citoyen qui dénonce un système mafieux. Il faut le savoir, le «délateur», en Sicile, perd tout espoir de retrouver du travail. Quelques soixante personnes bénéficient déjà de ces dispositions. A n’en pas douter, les «affaires» en Sicile devraient nous inspirer sur ce qui se passerait pour notre système libéral si on le laisse dans les mains de politiques sous l’influence de lobbys ou d’autres intérêts particuliers. A méditer!

* Conseiller financier indépendant à Lausanne, ancien secrétaire du PDC Vaud.

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