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En transit sur l’île de Leros (2/2)

En avril dernier, Isabelle Guisan a travaillé auprès des migrants sur l’île de Leros, dans le Dodécanèse (lire la première partie ici). Dans ce second volet, elle partage les impressions recueillies dans le cadre de son bénévolat.
Migrants

Mi-avril 2017, hall central du Pikpa, scène de théâtre tragi-comique. Les enfants couratent entre les femmes voilées de noir tassées autour de grandes tables, comme indifférentes au vacarme. Les hommes assis devant l’entrée saluent les bénévoles. Beaucoup de gens des montagnes, observe Spiros, l’avocat qui gère le lieu avec sa femme Matina. Ceux-là ont dû chercher longtemps l’argent pour payer le passeur.

Je suis de piquet pour superviser la distribution des cantines envoyées par l’armée: des patates mal rôties ou des pois chiches insipides réchauffés sous plastique. Les deux-tiers des résidents ne viennent pas chercher leur barquette ou la jettent à peine entamée dans les poubelles. Immangeable alors qu’il y a un an encore, les tavernes livraient des repas convenables. La Grèce économise.

Les 90 euros mensuels attribués à chacun par une grande ONG américaine permettent d’acheter quelques tomates et chapatis [pains sans levain]. Les enfants mâchent des biscuits. Mais quand un bénévole offre la pizza, le gardien doit jouer du muscle pour canaliser la bousculade devant les tables.

Les hommes hébergés au hotspot peuvent sortir au bout d’un mois d’enfermement. Ils pêchent au bord de la mer avec les pères de famille qui étouffent au Pikpa. Le poisson attendra les grillades estivales chez une famille disposant d’un frigo. Les personnes les plus vulnérables vivent en effet dans des maisons financées par une ONG. Ainsi deux femmes transgenres. Ainsi les cinq enfants d’un enseignant afghan qui piétinent depuis un an de ne pouvoir apprendre plus et plus vite après avoir été privés d’école durant trois ans au nord de l’Afghanistan. La famille arrive au Pikpa, pimpante, les filles maquillées, pour souffler sur les bougies et partager un immense gâteau d’anniversaire offert par une bénévole. C’est le second dans la fratrie en une semaine, «ils ont leur fête quand ça leur chante», sourit Matina en embrassant l’héroïne du jour.

Certains mineurs non accompagnés jonglent avec leur iPhone et fument des Marlboro en croquant des pistaches mais sont bien incapables d’écrire leur prénom en alphabet latin. Une classe ouverte par les Nations Unies accueille les jeunes à tour de rôle deux à trois heures quatre matins par semaine. Quelques ONG tourbillonnantes dispensent des cours de langue, de dessin, des activités ludiques, du yoga. Un jeune médecin syrien réfugié en Hollande travaille au Pikpa pour une ONG qatari en attendant ses équivalences aux Pays-Bas. Pas d’infirmière; celles de Kos, l’île voisine, devraient loger ici – trop cher.

Les besoins restent criants, multiples. Trouver sa place de bénévole n’est pas trop difficile. Je trie des cartons lancés n’importe où dans une aile vide du bâtiment. Sacs de couchage, biberons, manteaux de pluie et des océans d’habits pour bébés. De quoi habiller une centaine de nouveau-nés. Il faut d’abord ouvrir un gros cadenas pour entrer dans le corridor. Pourquoi tant de clés? N’est-ce pas aussi parce que tout est fermé que les gens cassent? Même la TV a été fracassée.

Une dizaine de femmes se pressent lors de moments d’anglais que j’organise en fin d’après-midi. Google Translate nous aide à communiquer. Elles prennent des notes, dénouent leur voile, rient et se confient. Ada tricote la laine rêche donnée par une Grecque. La jolie ado palestinienne qui ne veut pas se marier rêve du Canada, la Belgique visée par son père ne l’intéresse pas.

Ada insiste pour que j’aide sa famille à venir en Suisse. La veille de mon départ, elle pleure, le hotspot leur a refusé l’asile en Grèce. Matina dément avec force: «Montre ton papier officiel! Tu n’en as pas, tu n’as pas de refus!».

Matina s’énerve. Des hommes ont volé des cannes à pêche. Un homme séparé de sa famille a frappé Spiros, l’avocat. Sa dose de médicaments est-elle trop faible? trop forte? la rumeur n’est pas claire. Deux policiers arrivent à la Laurel et Hardy sur un seul vieux vélomoteur, on rit. Détente. La jeune prof de yoga vient recruter des réfugiées pour la «journée des femmes» organisée par son ONG.

Le soir tombe. Barra, douze ans, et son père se dirigent main dans la main vers le quai, comme chaque soir. Elle parle, son visage intense d’adolescente s’éclaire. Ses parents sont séparés mais son père l’accompagne vers sa mère exilée en Allemagne. Dans la cour du Pikpa, un jeune vidéaste afghan qui vient de demander l’asile en Grèce remplit son cahier rayé des lettres de l’alphabet grec. Les enfants se bousculent, fourragent dans le carton à crayons de couleurs, arrachent les papiers. Quel bonheur quand ils se concentrent un instant sur un dessin plein de fleurs et d’oiseaux sous le soleil.

Journaliste et écrivaine (Les enfants de l’euro, portraits dans la crise grecque, ed. Xenia, 2011), Isabelle Guisan, entre autres, anime des ateliers de conversation en français pour les migrants dans le cadre de l’Espace Saint-Martin, à Lausanne.

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