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En transit sur l’île de Leros (1/2)

En avril dernier, Isabelle Guisan a effectué un mois de bénévolat auprès des candidats à l’asile transitant par Leros, une petite île du Dodécanèse située à 35 km des côtes turques. Elle témoigne des conditions de vie des migrants et des tensions dont ils font les frais au quotidien. Première partie d’une agora en deux volets.
Migrants

La nouvelle ne fait pas de vagues internationales mais secoue le Dodécanèse en ce début mai: sur l’île grecque de Leros, toute proche de la Turquie, des jeunes migrants syriens, palestiniens, irakiens, se font matraquer et blesser à coups de couteau au bord de la mer près de Lakki, le port principal. En quatre jours, vingt blessés à l’hôpital. Est-ce un hasard si parmi les victimes figurent, outre une femme enceinte, un homosexuel et deux femmes transgenres? Les messages crépitent sur le groupe Facebook du réseau de solidarité du Dodécanèse.

Parmi ces vingt blessés, certains pêchaient à la ligne, loisir paisible qui aide à oublier qu’il faudra se résoudre, pour ne pas se faire refouler vers la Turquie, à demander l’asile en Grèce sans la moindre assurance de se le voir accorder. A oublier, le rêve de rejoindre un proche quelque part en Europe du Nord. Seuls les mineurs dont le père ou la mère y sont réfugiés peuvent espérer quitter la souricière grecque.

Leros n’est pas Lesbos dont on a tant parlé. Cette petite île du Dodécanèse peuplée de 8000 habitants a accueilli jusqu’à 6500 migrants en 2015. Aujourd’hui, si 200 personnes débarquent chaque semaine à Lesbos, seule une vingtaine accostent à Leros. L’île héberge en ce moment 600 à 700 réfugiés syriens, afghans, palestiniens, des jeunes Marocains et Algériens aussi, égarés à l’autre bout de la Méditerranée. Les hommes adultes logent au hotspot, là où tous doivent se faire enregistrer. Autant de containers enfermés derrière des barbelés dans l’immense parc d’un ancien hôpital psychiatrique. Les personnes dites vulnérables – familles, femmes seules, mineurs, malades – sont hébergées au centre du port dans un autre hôpital psychiatrique délabré dit Pikpa.

L’île a une longue histoire liée à l’enfermement. Colonie de l’Italie fasciste et base de la Marine royale italienne du début du XXe siècle jusqu’à l’annexion par la Grèce du Dodécanèse en 1947, Leros abrite, dix ans plus tard, d’immenses asiles psychiatriques qui maltraitent leurs quelque 3000 patients. Suit la détention des déportés politiques sous la junte des colonels. Et aujourd’hui, ceux qu’on appelle les migrants.

Le réseau de solidarité de Leros (LSN)1 value="1">Soutenir LSN: www.lsn.gr, qui gère le Pikpa, est né il y a cinq ans grâce à un couple athénien qui vit sur l’île, lui Spiros avocat, elle Matina juge, tous deux à la retraite. Le bâtiment rénové grâce à des dons compte 120 couchettes et une dizaine de douches et toilettes fréquentables. Un couple de Hollandais habitué de Leros a donné de quoi refaire le toit et distribuer des petits déjeuners le dimanche; une Anglaise finance le crépi ce printemps. Le Pikpa, opérationnel depuis janvier 2016, est une victoire sur l’inertie des autorités locales qui refusent l’accès des classes grecques aux enfants migrants.

Spiros et Matina y gèrent le chaos «à la grecque», dans une désorganisation qui fonctionne. Ainsi la violence physique d’un père séparé de sa femme et furieux de ne pouvoir voir ses dix enfants comme promis. L’aller-retour à Athènes d’un avocat syrien torturé et malade dont le dossier qui aurait dû être transmis à la capitale ne s’y trouve pas. Le transfert des femmes enceintes vers des hôpitaux avec maternité sur la terre ferme. Les mineurs qui se tailladent un bras ou se jettent contre un mur pour ne pas être refoulés en Turquie via le hotspot de Kos, l’île voisine.

Le LSN tient le coup grâce à ses bénévoles, certains ponctuels comme cette hôtesse de l’air anglaise qui atterrit au Pikpa dès qu’elle a une semaine de vacances. D’autres stables comme les expatriées anglophones qui vivent ici à l’année ou séjournent dans leur maison de vacances. Ces quinqua-sexa se réunissent chaque vendredi après-midi dans un café au bord de l’eau pour leur quizz hebdomadaire. Deux équipes s’affrontent alors en riant, on ne discute pas migration mais on se concerte en chuchotant autour de questions rock and roll.

Le réseau de bénévoles remplace en partie les rares emplois salariés par l’administration grecque locale. Mais ces contrats à durée déterminée se terminent sans cesse, faute d’argent dans les caisses grecques: ainsi, l’administratrice potiche derrière son ordinateur ou le nettoyeur armé de son balai dans les étages bruyants et la vaste cour parsemée de tables bancales. Tous disparaissent au bout de quelques mois sans savoir quand ils retrouveront un emploi. Matina, le regard fatigué mais le discours impérieux et sonore, met alors les réfugiées syriennes et afghanes au travail, à elles de nettoyer le bâtiment. Même en rechignant, on obéit à Mama Matina. Les Nations Unies paient le gardien de nuit et certains bénévoles assurent un salaire minimal à celui qui va et vient de jour devant la porte d’entrée du Pikpa.

Cette présence est indispensable: l’île vit sous tension depuis les récentes violences. Leurs auteurs? Des motocyclistes cagoulés armés de matraques et de couteaux, pétaradant sur des engins sans plaques. Des membres ou sympathisants sans doute de l’Aube Dorée [parti néonazi], à en croire le LSN. Les autorités locales n’ont jamais arrêté quiconque lors d’incidents précédents. Le réseau de solidarité du Dodécanèse a alerté les organisations de défense des droits de l’homme et un député Nouvelle Démocratie [droite] est même intervenu au Parlement.

Enfermés au Pikpa dès l’après-midi, les migrants rongent leur frein. Un jeune homme enragé a brisé chaises et fenêtres. Des mères syriennes écrivent sur WhatsApp leur fatigue, leur peur, elles espèrent voir revenir bientôt le calme qui régnait en avril. (La suite demain).

Notes[+]

* Journaliste et écrivaine (Les enfants de l’euro, portraits dans la crise grecque, ed. Xenia, 2011), Isabelle Guisan, entre autres, anime des ateliers de conversation en français pour les migrants dans le cadre de l’Espace Saint-Martin, à Lausanne.

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