Chroniques

Sory Camara, mon ami, mon grand frère

ACTUALITÉS PERMANENTES

Sékou Touré, premier président de la Guinée, avait rappelé à Conakry les étudiants guinéens de France, qui l’aimaient peu. On n’a jamais revu ceux qui sont rentrés. Sory Camara, comme quelques autres, avait préféré l’exil et est devenu français. Après de brillantes études d’ethnologie, il soutint une thèse remarquée consacrée aux «Gens de la parole», c’est-à-dire aux griots (musiciens, historiens et poètes) du pays Mande1 value="1">Gens de la parole: Essai sur la condition et le rôle des griots dans la société malinké, 1976, Réed. Karthala 2000.. Dans un milieu difficile, il est devenu professeur d’ethnologie à l’Université de Bordeaux II.

Mandenka Mori était issu d’une famille musulmane, il a découvert avec passion les Mandenka animistes du Sénégal oriental, chez lesquels nous nous sommes rencontrés. Nous partagions la logistique pour des enquêtes très différentes, lui sur les traditions orales, moi sur la génétique et la démographie. Après le repas du soir au village, sa nuit de travail commençait quand ma journée était finie. Il réunissait conteuses, conteurs et auditeurs autour du feu, enregistrait et notait pendant des heures, se faisait tout expliquer, vérifiait, contrôlait avec l’aisance que lui permettait sa maîtrise de la langue. Il lui avait suffi d’un mois pour adapter sa langue maternelle à son dialecte et sa prononciation locaux.

C’était fascinant d’entendre et de se faire raconter ces histoires, souvent d’animaux dont les péripéties miment si bien les aberrations des comportements humains, dans une attention fébrile ponctuée d’éclats de rire, souvent de cris de joie de ceux qui connaissent et attendent les épisodes les plus forts. Imaginez des familles se racontant, à longueur de nuits, en plein air, des fables de La Fontaine subvertissant la vie quotidienne…

A partir d’un corpus énorme, il rédigea son grand œuvre, Paroles de nuit2 value="2">Paroles de nuit ou l’Univers imaginaire des relations familiales chez les Mandenka, Ed. Univ. Lille, 1981., qui, avec son travail sur les griots, témoigne de l’incroyable mémoire collective des peuples sans écriture. Quand les cultivateurs partaient se coucher, nous nous retrouvions à la belle étoile, sur des lits de camp placés sous un tamarinier au feuillage délicat, pour discuter jusqu’à épuisement de la formidable culture de nos hôtes qui, par ailleurs, nous recevaient fort bien, lui le musulman chez les animistes «buveurs», moi l’étranger.

L’ethnologie française est un monde bizarre, partagé entre nostalgiques du colonialisme, structuralistes mondains dont le terrain d’études est le Quartier latin et valets des antiquaires et spéculateurs d’un art qu’ils osent encore qualifier de «primitif» ou «premier». Ce qui est aussi faux que raciste. Les bons chercheurs, capables de s’immerger longtemps sur un terrain, en commençant par apprendre la langue de ceux chez lesquels ils travaillent et en les respectant, sont une minorité.

Maîtrisant parfaitement sa double culture mandenka et française, érudit en ethnologie, Sory Camara suscitait beaucoup de jalousie, entre les patrons et collègues qui tentaient de s’approprier son travail et ceux qui le rejetaient à cause de ses engagements syndicaux ou de ses origines. Ayant les mêmes ennemis, et rapidement intimes, à chaque rencontre nous nous racontions avec bonheur nos histoires de terrain… ou inventions, comme sous le tamarinier, des titres ou des sujets de romans policiers qui se déroulaient parmi les défilés de masques sikas «feuillus» et les griots de nos villages favoris!

Mais l’Afrique est dure, même pour ceux qui y sont nés. Victime d’une déshydratation gravissime lors d’un voyage au Burkina Faso, Sory a passé ses dernières décennies entre l’hôpital, son domicile et de brefs voyages africains, quand sa santé les permettait. Travaillant comme il le pouvait, il nous laisse un dernier livre attachant et complexe3 value="3">Vergers de l’aube: paroles mandenka sur la traversée du monde. Ed. Confluences, Bordeaux, 2001.. Il vient de nous quitter…

Notes[+]

* Chroniqueur énervant.

Opinions Chroniques Dédé-la-Science

Chronique liée

ACTUALITÉS PERMANENTES

lundi 8 janvier 2018

Connexion