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Procès en Turquie, sur le chemin du totalitarisme

Plusieurs centaines d’années de prison pour avoir refusé de dissoudre la Marche des femmes. C’est la peine encourue par deux élues et militantes en Turquie. En tant que vice-président du Conseil administratif de la Ville de Genève, Rémy Pagani a assisté à une partie de leur procès. Impressions.
Répression

Vendredi 21 avril, une délégation de parlementaires européens (une Allemande et quatre Suisses) s’est retrouvée à Malatya, ville du Kurdistan turc, au procès de deux femmes emprisonnées depuis six mois, entourée d’un nombreux public. Les accusées risquent respectivement 230 et 135 années de prison.

L’atmosphère était très particulière dès notre arrivée sur le parking d’une grande salle de gym de la banlieue, transformée pour les circonstances en tribunal. Nous attendaient de nombreux policiers et militaires en civil et en uniforme, appuyés d’un blindé et d’un camion-pompe antiémeute.

Devant l’enceinte de protection, une interdiction d’entrée dans la salle nous a été opposée sous prétexte que nous n’étions pas en possession d’une autorisation ministérielle. Quelques minutes après ce tir de barrage, face à un porte-parole judiciaire emprunté devant notre détermination, nous avons été dans l’obligation de donner nos passeports ainsi que notre identité afin de pouvoir passer.

Dès l’entrée dans la salle, ce fut l’étonnement, puis la stupéfaction. Imaginez une grande salle de gym, plutôt un hangar dans lequel des bureaux rudimentaires et une centaine de chaises vides attendent des accusés qui ne viendront jamais devant leur juge assumer ou contester les actes qui leur sont reprochés. Trois juges – un homme, le président, entouré de deux femmes – juchés sur une sorte d’estrade construite à la va-vite, deux greffiers en dessous et, surtout, un technicien virevoltant pour rétablir une communication aléatoire. Au-dessus de leur tête, le visage d’Atatürk coulé dans le bronze et, sous son regard tutélaire, un large slogan collé au mur affirmant en turc: «La justice est nécessaire pour la paix».

Interloqués par l’organisation technologique de ce procès animé par des écrans de télévision, nous nous asseyons. Les accusées sont en prison à plus de 1000 kilomètres et tenteront désespérément de se faire entendre via une électronique défaillante. Plus de 200 personnes, dont une dizaine de journalistes collés au mur d’en face, attendent comme nous, en silence, les deux verdicts qui tomberont peut-être dans quelques heures. Et n’oublions pas une dizaine d’avocats isolés au milieu de cette salle.

A ces deux femmes, il est surtout reproché, pour l’une, Gultan Kisanak, maire de Diyarbakir, d’être membre d’une organisation politique soi-disant proche du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan); pour l’autre, Sebahat Tuncel, ancienne députée, d’être présidente de cette organisation, le BDP (Parti de la paix et de la démocratie); et aux deux d’avoir été les porte-paroles de revendications féministes et kurdes.

Un dossier à charge d’une construction judiciaire peu sérieuse leur reproche notamment d’avoir en 2011 «commis un crime au nom d’une organisation terroriste (PKK) sans en être pour autant membre». Ou encore, pour l’une d’elle, d’avoir participé à la même époque à une conférence de presse après des évènements dramatiques qui ont fait plusieurs morts et d’avoir envoyé une voiture municipale chercher deux cadavres de combattants en vue de leur ensevelissement. On leur reproche également d’avoir participé à une marche de femmes le 8 mars et d’avoir refusé d’obtempérer à sa dissolution, de s’être entraînées dans un camp de combattants du PKK durant deux mois et d’avoir participé à une fête très populaire au Kurdistan.

Aucune preuve tangible ne vient appuyer les dires de l’accusation. Aucun témoin ne viendra confirmer la thèse du procureur. Des papiers seront exhibés sur les écrans illisibles très éloignés du public, notamment la convocation à cette fameuse conférence de presse par la municipalité.

Ces deux courageuses femmes tenteront durant plusieurs heures de démonter l’accusation, contesteront tout ce qui leur est reproché. Elles confirmeront pourtant que les raisons pour lesquelles elles sont emprisonnées sont de prôner un changement de société, une alternative fédéraliste à un Etat centralisé et de conforter la place des femmes dans cette nouvelle aire, en instituant systématiquement, par exemple, des coresponsabilités homme/femme dans l’exercice du pouvoir, notamment pour Gultan Kisanak, maire mé-tropolitaine de Diyarbakir élue par 800 000 électeurs.

Presque aux côtés des juges, sur l’estrade, le procureur n’a rien dit, vraisemblablement satisfait par l’interrogatoire très tendancieux du juge président. Tout au long des débats et des prises de position de ces deux femmes, dont les voix nous parvenaient difficilement du fond de leur prison, les trois juges donnaient des signes d’impatience. Comme si la consigne pour ce procès-là avait été de laisser-faire – du fait de notre présence, peut-être. En effet, en aparté, certains dans le public relevèrent que c’était la première fois qu’ils assistaient à un jugement aussi peu expéditif. Depuis plus de quarante ans en Turquie, ces procès politiques ne durent habituellement pas plus de deux, trois heures maximum, et les condamnations sont inversement proportionnelles à leur durée.

Et l’on retiendra de cette journée que, tous, nous nous sentions menacés. Rappelons que plus de 4500 membres du BDP ont été arrêtés au cours des six derniers mois, que 18 maires sur 99 et six députés (HDP, coalition de partis kurdes et de gauche) du parlement turc sont aujourd’hui en prison. Que de nombreux juges ont subi le même sort, que les journalistes présents ont vu leurs agences de presse fermées, leurs finances saisies et certains ont été arrêtés. Qu’il en est de même pour les avocats et qu’enfin, parmi le public qui courageusement a dû donner son nom pour entrer dans la salle à nos côtés, certains ont vu leurs amis arrêtés et d’autres supposaient l’être aussi dans les jours à venir. Au terme de cette journée, le procès a été renvoyé au 20 juin. D’ici-là, les détenues resteront en prison.

«La justice est nécessaire pour la paix»… Nous n’en prenions pas vraiment le chemin à Malatya, pays producteur des meilleurs abricots au monde! Ceux séchés et translucides que nous dégustons le matin au petit déjeuner les jours de fête.

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