Chroniques

Système mortifère

(Re)penser l'économie

Nous avons déjà écrit à quel point le mode de production capitaliste est dangereux pour la vie humaine, tant par les atteintes qu’il porte à l’environnement que par les maladies et les morts qu’il provoque de manière directe ou indirecte. En effet, la nécessité du profit l’emporte souvent sur les considérations humaines.

Nous prendrons aujourd’hui l’exemple du tabac. Les dernières statistiques et projections font état d’une véritable saignée humaine que l’on peut mettre en comparaison avec de grands conflits armés en termes de décès. Savez-vous que le bilan du tabagisme s’élève à environ 6 millions de morts chaque année? Au XXe siècle, l’hécatombe s’est élevée à 100 millions de décès! Et si la consommation actuelle se poursuit, les projections prévoient 8 millions de morts par an à partir de 2020. N’importe quel être sensé se dit que, dans un tel contexte, les cigarettes, à la base de tant de souffrances, devraient purement et simplement être interdites de fabrication, au même titre que d’autres produits nocifs. Comme l’amiante – même s’il a fallu des années de lutte de la part des victimes pour que son interdiction soit prononcée et qu’elles doivent poursuivre encore aujourd’hui leur combat pour être indemnisées.

Et pourtant, les quelques transnationales qui dominent le marché de la cigarette (Philip Morris international, British American Tobacco, Japan Tobacco International, Imperial Tobacco), dont les trois premières ont leur siège en Suisse, continuent à fabriquer ce produit toxique et à en encourager la consommation sous des formes plus subtiles, après avoir pendant des années financé des études bidon pour tenter de démontrer l’innocuité du tabac! Face aux campagnes anti-tabac qui commencent à obtenir certains résultats dans les pays développés, ces firmes se concentrent sur les pays du Sud et sur les populations jeunes pour renouveler leur clientèle. Et quelle contradiction lorsque l’Etat finance ces campagnes, alors que dans le même temps il autorise, voire favorise, la production de cigarettes au nom de la liberté économique!

Par ailleurs, les systèmes de santé, là où ils existent, supportent une charge financière importante résultant de la consommation de tabac. Nous trouvons ici un exemple du transfert sur la collectivité de coûts externalisés par une industrie. A elle les bénéfices, à la société les coûts.

Comment expliquer une telle tolérance envers ce mépris de la vie humaine? Certains diront que le problème réside dans la responsabilité individuelle: dès le moment où l’on sait qu’un produit est toxique, il suffit de ne pas le consommer. Alors, dans ce cas, pourquoi interdire d’autres drogues là où on pourrait également invoquer le libre choix du consommateur?

Mais surtout, la notion de responsabilité renvoie à ce qui sous-tend l’idéologie libérale à la base du capitalisme: chaque individu serait libre de produire et de consommer ce que bon lui semble. L’être humain n’est pas considéré comme un être social, en relation avec les autres membres de sa communauté et son environnement, mais comme un individu pris isolément et en mesure de s’autodéterminer. La publicité pour le tabac joue d’ailleurs beaucoup sur cet aspect en disant, pour résumer, au consommateur potentiel: «Tu es assez grand pour choisir ce qui te plaît».

Cette base idéologique accompagne les mécanismes fondamentaux de la production capitaliste. Dès le moment où la fabrication d’un produit – ou la fourniture d’un service – permet la réalisation d’une plus-value, et donc d’un profit, rien ne l’interdit à priori. C’est ainsi que la fabrication d’armes, dont l’utilisation, par définition, ne peut conduire qu’à la mise à mort d’êtres humains, est autorisée. Dès lors, des produits dont les effets mortifères ne sont pas immédiats posent encore moins de problèmes de légitimation.

On le voit, si on s’efforce de penser la production en termes de service et de bienfaits pour l’être humain, le mode de production capitaliste apparaît souvent antagonique à cette finalité.

* Membre de Solidarités, ancien député.

Opinions Chroniques Bernard Clerc

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