Chroniques

Des Erinyes

Mauvais genre

Polanski ne présidera pas la cérémonie de remise des César le 24 février prochain. Il y a renoncé, devant les protestations de celles et ceux qui lui reprochent encore le viol d’une mineure, voici maintenant quarante ans. Si les tribunaux américains ne connaissent pas la prescription, à l’inverse de la plupart de leurs homologues européens, les protestataires semblent ignorer le pardon, à la différence de la principale concernée, qui demande depuis des années qu’on veuille bien tourner la page. Il faut dire que le cinéaste a échappé à toute condamnation en prenant la fuite. Mais la justice telle qu’elle est conçue et rendue outre-Atlantique, et plus encore les conditions d’incarcération, ont tout pour inciter à prendre les jambes à son cou. Et de toute manière une peine purgée reste sans effet sur les plus farouches militants.

On l’a vu avec Bertrand Cantat. Le chanteur de Noir Désir, qui avait frappé à mort Marie Trintignant, était censé réapparaître sur scène, après sa libération, comme auteur et interprète de la musique commandée par Wajdi Mouawad pour la mise en scène de trois pièces de Sophocle illustrant le thème de la chute. Une virulente campagne avait abouti à son retrait au festival d’Avignon; mais il était venu à la Comédie de Genève. Sandrine Salerno s’en était émue. Et une écrivaine, que j’aime beaucoup par ailleurs, avait vivement réagi dans une «tribune» du Temps, en mai 2011. Elle développait deux arguments, censés réduire Cantat au silence et à l’invisibilité. Elle s’en prenait d’abord au statut de «l’artiste»: «Le narcissisme est consubstantiel à l’acteur, au chanteur, mais incompatible avec le droit à l’oubli. Il faut se faire petit si on veut faire oublier son crime, et surtout pas se mettre en représentation.» En second lieu, contrairement à la justice qui s’efforce de ne juger que des cas précis, elle érigeait explicitement le chanteur en «victime expiatoire»: «si Cantat est destiné à payer son crime bien au-delà de ses années de prison, c’est parce qu’il paye aussi, symboliquement, des millions de crimes similaires restés impunis.» Tant qu’à faire, Mouawad aurait pu ajouter aux œuvres de Sophocle Les Euménides d’Eschyle, où l’on voit Athéna, déesse de la Raison, contraindre les divinités de la Vengeance à s’incliner devant l’arbitrage d’un tribunal civique, l’Aréopage; mais la leçon antique ne semble pas avoir porté jusqu’aux Erinyes modernes. Quant à l’accusation de narcissisme, elle pourrait être étendue à bien d’autres professions: viser l’enseignant que je suis, ou la journaliste que cette écrivaine a été – faisant l’impasse sur ce qu’on peut apporter à un public, quel qu’il soit.

Je ne connaissais pas Noir Désir; mais quelques semaines après l’arrestation de Cantat, un ami m’a fait découvrir son titre le plus fameux, Le Vent l’emportera. Et devant le torrent de passions soulevé par la mort violente de l’actrice, je songeais aux différentes réactions qu’on pouvait avoir. Que la famille Trintignant soit animée par la haine, cela se comprend. Que des juges s’emparent du cas en toute indépendance et sans implication sentimentale, c’est un devoir impératif. Quant à moi, Cantat m’a apporté un bonheur, réitérable, de quelques minutes à l’écoute de sa chanson: pourquoi me joindrais-je aux huées? Oui, mais je ne suis pas une femme. Je suis homosexuel pourtant, et les violences des hommes, nous les connaissons aussi; les femmes ne nous ont pas toujours épargnés non plus; mais nous n’avons pas besoin de bouc émissaire.

Et c’est encore à un écrivain que je me référerai. Dans Le Neveu de Rameau, Diderot aborde précisément la question des côtés noirs qu’on peut trouver chez un artiste. Il prend pour exemple Racine, qu’on soupçonnait alors d’avoir empoisonné sa maîtresse, la comédienne Marquise Du Parc, et que le même Diderot décrivait comme «méchant époux, méchant père, ami faux» dans une lettre à Sophie Volland. Mais, déclare-t-il à Rameau le neveu, il convient de «peser le mal et le bien»: si Racine fut détestable pour ses proches, «dans mille ans d’ici, il fera verser des larmes» de plaisir; «nous n’avons rien à redouter ni de ses vices ni de ses défauts», nous ne sommes que les chanceux destinataires des plus belles pièces de théâtre. Plus encore: ce même tempérament, haïssable dans la vie privée, était peut-être la condition nécessaire à la création de ces chefs-d’œuvre tragiques offerts au public des générations futures.

Je ne crois pas que nous ayons non plus à craindre, personnellement, ni de Cantat ni de Polanski; et j’espère d’eux d’autres films, d’autres chansons qui m’enchanteront encore. En revanche, j’ai très peur de ces déferlements de haine «vertueuse» qui viennent s’étaler, narcissiquement, dans les tribunes libres et autres courriers des lecteurs. Et si je trouve terrible un coup de poing mortel, j’ai encore plus d’horreur pour cette hargne verbale, récurrente, inextinguible, qui cherche à faire foule autour d’elle, et dont on se demande si elle ne repose pas sur un fond infiniment plus odieux que celui qu’elle prétend dénoncer.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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