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Quel exil?

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«J’ai toujours trouvé faux le nom qu’on nous donnait: émigrants.
Le mot veut dire expatriés; mais nous ne sommes pas partis de notre gré
Pour librement choisir une autre terre;
Nous n’avons pas quitté notre pays pour vivre
ailleurs, toujours s’il se pouvait.
Au contraire nous avons fui. Nous sommes
expulsés, nous sommes proscrits.
Et le pays qui nous reçut ne sera pas un foyer
mais l’exil.»

Bertolt Brecht,
«Sur le sens du mot émigrant» (1937).

Lorsqu’il écrit ces vers, Bertolt Brecht est lui-même parti en exil depuis 1933. Après un long périple qui le mène au Danemark, en France, en Finlande, en Suède et en Russie, il s’établit en Californie en 1941. Là, il retrouve d’autres exilé-e-s allemand-e-s, comme Fritz Lang, avec qui il collabore au film antinazi Les bourreaux meurent aussi. Aux Etats-Unis, il écrit des pièces majeures de son œuvre comme La Vie de Galilée ou Mère Courage et ses enfants. Si Brecht peut poursuivre son travail, il le doit en grande partie aux soutiens dont il bénéficie. Grâce à son réseau d’ami-e-s et de collègues, il échappe à la précarité qui caractérise l’exil de beaucoup de ses compatriotes.

A la même époque en Suisse, beaucoup de réfugié-e-s clandestin-e-s survivent grâce à la solidarité de personnes qui les accueillent pour manger ou dormir, leur permettant d’échapper à la police qui ne manquerait pas de les expulser du pays si elle les trouvait. D’autres ont encore moins de chance et n’arrivent pas à passer la frontière ou à se débrouiller seul-e-s. A cette époque, les autorités helvétiques appliquent une politique d’asile très restrictive. Les critères pour obtenir le statut de réfugié-e-s sont très étroits et les personnes qui ne les remplissent pas sont expulsées. Ces contraintes rendent la situation des exilé-e-s très précaire.
Aujourd’hui, des milliers de personnes tentent de fuir des conflits armés, la corruption, les violences, les dictatures, et de rejoindre l’Europe. Beaucoup n’arriveront pas à destination tant les risques qui jalonnent le parcours sont importants. Celles et ceux qui parviennent jusqu’au continent après de longs mois de voyage sont confronté-e-s à une gestion bureaucratique de leur devenir qu’on appelle «politique d’asile».

Dans ce contexte, rejoindre un lieu où se trouvent des proches ou des membres de la famille est primordial pour réussir à reprendre le cours de sa vie. Dans un pays inconnu, dont on ne maîtrise ni la langue ni le fonctionnement administratif, il est beaucoup plus facile de regagner son autonomie avec l’aide d’une connaissance sur place ou d’un réseau de soutien comme en offrent certaines associations. Les personnes exilées ont besoin d’un endroit sûr, où elles sont entourées de bienveillance, pour pouvoir se reconstruire et envisager un avenir.

Les autorités suisses ne leur offrent pourtant pas cela. En signant les accords de Dublin et en les appliquant sans ménagement, elles mènent une politique en totale contradiction avec un premier effort d’intégration. Sans doute la doctrine qui est encore la leur en matière d’asile consiste à dire que la Suisse n’est qu’un pays de transit: les réfugié-e-s doivent donc être accueilli-e-s en nombre limité, dans des conditions de vie précaires (le bunker remplit très bien cette fonction) et exhorté-e-s à quitter le pays à la première occasion. Peu importent les souffrances vécues avant l’arrivée et celles qui sont infligées en Suisse, ces principes doivent être imposés y compris par la force, ce qui justifie d’envoyer la police au petit matin pour arrêter une femme proche de son accouchement et de la mettre en danger pour la renvoyer. Les bruits de bottes raisonnent dans les couloirs. C’est au nom de cette politique également qu’on sépare des frères et sœurs: on garde le cadet mineur, tandis que les autres sont renvoyés en Croatie1 value="1">Lire Le Courrier du 9 septembre 2016.. La pression est aussi mise sur les résident-e-s du pays qui soutiennent une personne: par des actions musclées, la police leur fait savoir qu’elle peut débarquer à l’aube et fouiller leur logement2 value="2">Lire Le Courrier du 25 janvier 2017..

La Suisse renvoie proportionnellement plus de «cas Dublin» que les autres Etats signataires des accords; en 2015, elle a renvoyé un peu moins de 2500 personnes et en a accepté un peu plus de 500 en retour. Vu sa situation géographique et son ardeur à appliquer le règlement, elle renvoie davantage de personnes qu’elle n’en accueille depuis les autres pays. Des Etats voisins commencent même à se plaindre de ce zèle, comme l’Italie qui juge trop nombreux les mineurs non accompagnés refoulés à Côme. A l’intérieur de la Suisse, de plus en plus de voix se font entendre pour dénoncer ces pratiques (parfois à la limite du droit) et réclamer plus d’humanité, comme l’appel qu’on peut encore signer ici: www.solidaritetattes.ch

Notes[+]

* Historienne.

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lundi 15 janvier 2018

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