Chroniques

Décoloniser les savoirs

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

Encore peu connue en Europe, la pensée décoloniale est un vaste mouvement intellectuel en Amérique latine qui touche différents domaines, dont l’éducation.

Une réception médiatique, plutôt qu’intellectuelle… La difficulté de la réception en France de la pensée décoloniale, c’est qu’elle y a été d’abord connue comme un phénomène médiatique avant d’être un courant de pensée intellectuel.

En effet, durant l’été 2016, la tenue d’un «camp d’été décolonial» réunissant les victimes du racisme d’Etat et interdit aux «blancs» a suscité l’émoi dans la classe politique française. Cet événement a donné l’occasion à nombre d’hommes politiques d’étaler leur ignorance sur l’histoire des mouvements sociaux.

Ceux-ci semblaient ignorer que le principe d’autonomie des mouvements sociaux, avec une méfiance relativement à la classe bourgeoise, a d’abord été posé par le mouvement ouvrier, avec Proudhon, puis avec le syndicalisme révolutionnaire au XIXe siècle et au début du XXe siècle en France. Dans les années 1970, cette idée se trouve également à la base du Mouvement de libération des femmes (MLF) qui est un mouvement non mixte. L’interdiction de l’adhésion au Black Panthers Party des militants blancs a été également posée comme une garantie d’autonomie durant le mouvement pour les droits civils aux Etats-Unis.

La critique de la colonialité du pouvoir. C’est en 1998 que se constitue le Groupe modernité/colonialité. Il réunit un ensemble d’intellectuels d’origine latino-américaine parmi lesquels Anibal Quijano, Ramon Grosfoguel, Walter Mignolo, Enrique Dussel…. La réflexion initiée au sein de ce cercle va rapidement s’imposer comme une approche d’équivalente importance à celle sur la post-colonialité dans l’aire anglo-saxonne.

La colonialité du pouvoir désigne l’émergence avec la modernité d’un ensemble systémique de rapports sociaux qui touche aussi bien le pouvoir politique, économique, la mise en place d’une structuration raciste de l’humanité ou d’une épistémologie moderne europeanocentrée.

A la critique de la colonialité du pouvoir répond donc une décolonisation des savoirs et une reconnaissance des «épistémologies du Sud» (pour reprendre cette fois une expression du philosophe portugais Boaventura de Sousa). Cette décolonisation de la pensée implique une critique de la modernité occidentale et de sa forme de rationalité hégémonique.

Il ne s’agit pas pour autant de promouvoir une énième version de la post-modernité. Les penseurs décoloniaux aspirent à dépasser l’opposition entre modernité et postmodernité, dans une transmodernité. Il ne s’agit pas en effet de délaisser, comme l’avait proposé Lyotard, les idéaux émancipateurs des Lumières. Mais il s’agit de trouver des voies alternatives au modèle de développement imposé par l’Occident sous la forme du capitalisme et de la mondialisation néolibérale. C’est pourquoi, à l’universel, les penseurs décoloniaux opposent l’affirmation d’un pluriversalisme.

La décolonisation des savoirs. Pour cela, les penseurs latino-américains entendent puiser le ressourcement de leur réflexion dans les cosmogonies indiennes. De fait, au tournant des années 2010, on peut observer une convergence entre la pensée décoloniale et des options politiques en Amérique latine: l’Equateur adopte la notion de buen vivir (le Sumak kawsay du peuple Quechua) et la Bolivie une déclaration des droits de la Terre-Mère (la Pachamama).

Pour des auteurs comme, par exemple, Jérôme Baschet, dans Adieux au Capitalisme, le mouvement d’autonomie zapatiste au Chiapas constitue une illustration du pluriversalisme. Les indiens du Chiapas initient depuis 1994 un mouvement original d’émancipation qui effectue une synthèse entre marxisme et tradition indigène. Les écoles au Chiapas proposent des programmes scolaires qui sont au plus proche de la réalité sociale et culturelle des peuples indigènes, contrairement aux programmes imposés par l’Etat central.

Décoloniser l’école. Ce mouvement de décolonisation de la pensée touche également la réflexion sur l’éducation, et l’école en particulier, avec Catherine Walsh, qui prône une interculturalité critique. Sa réflexion constitue une synthèse entre la pédagogie interculturelle, la pédagogie critique de Paulo Freire et la pensée décoloniale.

La pédagogie décoloniale effectue une critique épistémologique de la manière dont les curricula scolaires légitiment et imposent comme une évidence la colonialité du pouvoir. Cela passe par la manière dont les programmes scolaires imposent une vision européanocentrée de l’histoire moderne. Mais cela implique également de décoloniser notre pensée par rapport à la manière dont sont perçues les périodes historiques pré-modernes ou les peuples non-européens. La décolonisation des savoirs implique par exemple une réhabilitation de la valeur des savoirs qui ne s’inscrive pas dans l’épistémè moderne.

L’écopédagogie, issue des recherches du penseur costaricain Francisco Guiterrez offre, par exemple, des formes d’hybridation originale entre la cosmogonie indienne de la Pachamama et l’hypothèse Gaia du chercheur contemporain James Lovelock.

* Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, Présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com/; Publications récentes: Le Pragmatisme critique – Action collective et rapports sociaux et Travailler et lutter – Essais d’auto-ethnobiographie, 2016, L’Harmattan, coll. Logiques sociales.

Opinions Chroniques Irène Pereira

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