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De l’islam modéré à l’islam nationaliste

La «pakistanisation» de la Turquie remet en cause les relations du pays avec ses alliés européens et les pays voisins, relève Ihsan Kurt.
Turquie

Plusieurs organisations salafistes comme Daech, Al Nosra, Ahrar Al Cham, toutes émanant du giron d’Al Qaida, mènent leurs activités politiques aujourd’hui en Turquie. Les villes de Gaziantep, Adiyaman, Hatay, villes-frontières avec la Syrie, sont les bases arrière de ces organisations. D’autres grandes villes comme Konya, bastion de l’islam sunnite turc, Istanbul, Mersin, très loin des frontières, sont des lieux où les organisations fondamentalistes recrutent et récoltent des soutiens financiers et logistiques.

Sous forme d’associations, d’écoles coraniques, d’œuvres d’entraide, de maisons d’édition, etc., ces dernières soutiennent la «guerre sainte» en Syrie et en Irak. Selon un sondage réalisé en juillet dernier par une entreprise spécialisée (Gezici Arastirma Sirketi) et paru dans les médias turcs, 19,7% des citoyens turcs soutiennent Daech et 23,2% ont de la sympathie pour l’organisation djihadiste, car «elle lutte pour la charia et un Etat islamique» et «contre les Kurdes». En août 2015, le chef de la diplomatie turque Ahmet Davutoglu définissait les guerriers djihadistes comme de «jeunes sunnites-musulmans en colère». Paroles considérées par les milieux intellectuels comme une banalisation des crimes commis par les organisations djihadistes.

Cette situation est semblable à celle du Pakistan, depuis lequel des organisations comme Al-Qaida, Daech et d’autres groupes de talibans mènent leurs «guerres saintes» en Afghanistan. Cette «pakistanisation» de la Turquie remet en cause les relations avec ses alliés européens ainsi qu’avec les pays voisins. Il n’y a pas si longtemps, la Turquie semblait avoir trouvé la formule d’une certaine réussite en matière de politique étrangère, formule résumée de manière simple et concise par «zéro problème avec les voisins».

Cette formule était vantée partout, sur le plan national et international, par l’ex-Premier ministre Ahmet Davutoglu, aujourd’hui mis hors jeu par Recep Erdogan. Ankara avait renoué des liens avec le Moyen-Orient, après un demi-siècle d’isolement. Les échanges économiques et commerciaux avec les pays arabes ou l’Iran s’étaient multipliés, les restrictions de visa avec ses voisins avaient été levées et la Turquie avait même endossé le rôle de médiateur dans le conflit le plus difficile de la région, en négociant la reprise de pourparlers entre Israël et la Palestine ou encore entre Fatah et Hamas.

Or, à peine quelques années plus tard, après la guerre civile en Syrie et ses conséquences, cette recette philosophique qui semblait pourtant si fiable perd toute crédibilité. Le président de la république Recep Tayyip Erdogan a désormais coupé les ponts avec l’Egypte, la Syrie et l’Irak, et s’est aussi lancé dans une guerre verbale avec Israël, qu’il accuse d’avoir collaboré au «putsch avorté».

Les tensions diplomatiques s’étendent aux Etats-Unis, accusés aujourd’hui de soutenir la tentative de putsch. Erdogan menace aussi ses alliés européens de couper les négociations avec l’Union européenne (UE), d’entrer dans l’Espace de Shanghai, de se rapprocher de la Chine et de conclure des accords militaires avec la Russie. Le 25 novembre dernier, à la suite du vote du Parlement européen à Strasbourg, l’UE a demandé le gel des négociations d’adhésion de la Turquie. Cela fut loin de plaire à Erdogan. L’homme fort d’Ankara a menacé, en retour, d’ouvrir les frontières de son pays pour laisser passer les migrants. «Ecoutez-moi bien. Si vous allez plus loin, ces frontières s’ouvriront, mettez-vous bien ça dans la tête!» a-t-il lancé lors d’une manifestation à Istanbul.

Soutenu par les Etats-Unis et l’Europe dans la conjoncture «post 11 septembre 2001 et Guerre en Irak», le projet d’un «islam modéré» a aujourd’hui échoué. Ce projet a cédé la place à une réislamisation de la Turquie laïque. Erdogan mène une politique qu’on pourrait qualifier de «métaphore du vélo»: pour ne pas tomber, il doit pédaler… et même pédaler plus fort! C’est la stratégie chaotique que ce dernier mène depuis les cinq dernières années. Cette politique a amené de manière prévisible le pays à un isolement qui semble relever du masochisme de son leader.

Aujourd’hui, le pays vit dans l’état d’esprit qui était celui des années 1990: les tensions avec les pays arabes et européens, les théories du complot, tout cela était un véritable poison, et les Turcs – persuadés de vivre dans un pays assiégé – se répétaient à l’envi que «le Turc n’a aucun ami sinon le Turc». A cet état d’esprit dominant actuellement à nouveau en Turquie, on peut ajouter encore le fort sentiment d’appartenance à un islam rigoriste de type «turco-islamiste», une pensée néo-ottomane qui règne dans tout le pays. On peut dire qu’Erdogan a fait sortir son pays du règne du «zéro problème» pour le faire entrer dans le monde du «zéro ami»!

* Président d’AFKICV, Association pour le fonds kurde Smet Chérif Vanoy, Prilly (VD).

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