Chroniques

Patrimoines

Mauvais genre

«La Suisse trait sa vache et vit paisiblement.» Le vers était élogieux sous la plume de Hugo; il nous a valu pourtant bien des commentaires ironiques; surtout, il semble passablement anachronique aujourd’hui. Mais dans un monde où le pire est de plus en plus sûr, le pis pourrait bien nous servir de refuge. C’est ce qu’aura sans doute pensé le Conseil fédéral en 2014, alors qu’il lui fallait établir la liste des «traditions vivantes» susceptibles de figurer à l’inventaire du «patrimoine culturel immatériel» de l’UNESCO, lequel comprend les «pratiques, représentations, connaissances et savoir-faire» qui procureraient «un sentiment d’identité et de continuité» à une population ou communauté. Notre gouvernement en a retenu huit: la Fête des Vignerons vient d’être admise par l’agence onusienne, le Carnaval de Bâle devrait l’être dans les prochains mois; mais parmi les six autres objets proposés, figure en bonne place «la saison d’alpage», qui «correspond au travail des éleveurs», à savoir la prise en charge du bétail, l’entretien des prés, la fabrication de fromages d’alpage…

Dans ce rapport aux vaches, nous risquons toutefois de faire pâle figure à côté de nos voisins français s’ils désignent à la présidence de l’Etat l’amateur de sensations fortes qu’est François Fillon. L’homme serait en effet un passionné de corridas; et Frédéric Mitterrand, dans son journal des années où il fut ministre de la Culture (La Récréation, 2013), révèle que c’est à la demande dudit Fillon, alors à la tête du gouvernement, qu’il avait inscrit les courses de taureaux dans la liste de protection du Patrimoine immatériel français, en 2011. Las: le 27 juillet dernier, après recours et protestations, le Conseil d’Etat les en a définitivement écartées.

L’Espagne est plus chanceuse. En 2013, elle «patrimonisait» légalement la corrida. Ce qui lui aura au moins permis de planter quelques banderilles dans le dos des indépendantistes catalans, qui se sont vus tout récemment contraints par le tribunal constitutionnel de supprimer l’interdiction des combats taurins, votée en 2010 par le Parlement régional.

Mais tout n’est pas perdu pour la France. Si son «identité culturelle» ne peut plus être cherchée dans les oreilles et la queue, elle la trouvera toujours gauloisement dans les ergots et la crête. En juillet 2015, le Conseil constitutionnel a en effet déclaré conforme à la loi supérieure française l’article 521-1 du Code pénal qui «autorise des combats de coqs là où une tradition locale ininterrompue peut être invoquée», en interdisant toutefois la création de nouveaux «gallodromes» ailleurs que dans le Nord-Pas-de-Calais, la Réunion, la Guyane, les Antilles et la Polynésie. Christian Lévêque, l’un des défenseurs de ces affrontements sanglants, avait fort bien su dégager ce qui les rendrait plus loisibles en République: «La corrida oppose un homme armé à une bête. Alors que les combats de coqs mettent deux animaux en face à face. Et en plus c’est comme les boxeurs, ils jouent dans la même catégorie.» C’est donc au nom de l’égalité, et sans doute aussi de la liberté, qui a toujours été bonne fille dans les tentatives d’argumentation, que l’on peut ainsi dédouaner les coqueleux des reproches adressés aux spectacles taurins de la monarchique Espagne.

Mais dans un cas comme dans l’autre, autour de ceux qui ne sont ni bœufs ni chapons, flotte un incontestable fumet viril. Et de fait, c’est dans cette voie-là qu’on a quelque chance de rencontrer le meilleur des traditions, celles qui méritent de figurer au sommet de la liste de l’UNESCO. Mâle contre mâle, homme contre animal: c’est fort bien, mais il serait regrettable d’oublier la très patriarcale supériorité du mari sur la femme, laquelle peut s’affirmer elle aussi par la violence des coups portés. On me rétorquera qu’il n’y a là rien de vraiment patrimonial, que la pratique est universelle autant que naturelle. Mais certaines populations savent lui donner des formes proprement culturelles.

C’est ainsi que le 23 novembre dernier, en anticipation de la Journée internationale des violences faites aux femmes, une émission télévisée marocaine indiquait aux épouses la meilleure manière de dissimuler les traces de coups par maquillage. En effet, pourquoi croit-on qu’ait été inventé, dès les temps égyptiens, ce khôl dont la couleur se fond avec celle des bleus, ou mieux encore, de l’œil au beurre noir? Et le henné: a-t-on bien saisi sa capacité à jouer avec le dessin des points de suture? Voilà tout un art, immémorial, qui justifie à lui seul que soit inscrit au Patrimoine culturel mondial le tabassage de couple auquel il est indiscutablement associé, s’étant transmis avec lui de génération en génération, dans le respect des traditions. Et que peut valoir alors, auprès d’un sein féminin tatoué après avoir été lacéré, un pis de vache helvétiquement trait?

* Ecrivain

Opinions Chroniques Guy Poitry

Chronique liée

Mauvais genre

lundi 8 janvier 2018

Connexion