Chroniques

«Ô Capitaine! Mon Capitaine!»

UN MONDE À GAGNER

Le plaisant film Captain Fantastic de Matt Ross, sorti le mois dernier, donne à voir les égarements du New Age et du survivalisme de notre temps. Le survivalisme est cette idéologie (franchement machiste, militariste, et, à vrai dire, plutôt élitiste; en tout cas fort répandue dans l’extrême-droite américaine) qui consiste à penser qu’il faut se préparer à l’effondrement du monde et acquérir en conséquence les compétences nécessaires à la survie. Voyez plutôt: un père américain élève seul, de manière totalitaire, ses six enfants au fond des bois, sans eau courante, ni électricité, sans école et sans hôpitaux, sans compagnons de jeux, leur fait suivre un entrainement militaire forcené, ponctué de rites de passage sanglants, et leur remplit la tête de billevesées. La seule différence avec une secte d’extrême-droite est qu’il leur apprend que le monde extérieur est composé de «fascistes capitalistes» et qu’il les force à ingurgiter – et régurgiter – les textes de Noam Chomsky (ce qui s’apparente à de la maltraitance infantile). Le suicide de la mère des enfants conduit toute la ribambelle dans une espèce de road trip déjanté visant à empêcher la mainmise des parents de la défunte sur les obsèques – en même temps qu’il confronte les enfants au fonctionnement réel du monde: l’abondance matérielle, l’interaction avec autrui, le désir sexuel (fortement réprimé au sein de la famille vivant en vase clos) et le coca-cola.
Le film fonctionne particulièrement bien en ce sens que sous l’apparence d’un point de vue sympathique à ce père un peu «alternatif», il tourne systématiquement en ridicule les conséquences logiques de ses positions.

Il en va ainsi du refus de la médecine moderne et surtout du refus criminel de faire vacciner ses enfants. Le drill paramilitaire et l’exposition en plein air des petits corps fragiles est censé – comme dans la mythologie païenne – produire des hommes forts. Mais à la fin, c’est la médecine de pointe qui sauve du décès un des enfants tombé d’un toit. Cet épisode révèle d’ailleurs la duplicité inhérente au survivalisme New Age: il prétend s’affranchir du monde industriel – tout en dépendant constamment de ses bénéfices pour se propager.

Captain Fantastic souligne la parenté entre cette utopie «alternative» et les libertariens américains: la paranoïa complotiste vis-à-vis de l’Etat (adossée à un culte étrange de la lecture littérale de la Constitution américaine) et la défense inconditionnelle de porter les armes. Lors de la Saint Noam Chomsky (un culte qui remplace la Noël) le père offre à ses enfants différentes armes blanches, leur permettant d’assurer leur autodéfense et leur subsistance. Mais les services publics sont systématiquement dévalorisés dans le film, sauf lorsqu’on a effectivement besoin d’eux…

Plus subtile est sa critique de l’idéologie d’extrême-droite du homeschooling (l’enseignement primaire et secondaire à domicile). Le père seul sait ce qui est bon à enseigner à ses enfants. Surtout qu’ils et elles ne fréquentent pas d’autres sources de savoir, d’autres autorités éducatives, ou d’autres enfants! Cette attaque idéologique contre l’enseignement public et obligatoire se fait au bénéfice de pédagogies charlatanesques. Mais plus profondément, elle repose sur le refus de construire un monde commun – la possibilité même de la politique – par le repli sur la communauté et la famille. Le film s’en moque ouvertement. Lorsque le bus familial est arrêté par un policier qui cherche à savoir pourquoi les enfants ne vont pas à l’école, ceux-ci se mettent aussitôt à entonner un cantique: comme ils sont déscolarisés pour motifs religieux, le pandore les laisse partir avec sa bénédiction… Par ailleurs, certains enfants résistent. A l’insu de son père, le fils aîné réussit à s’inscrire à des universités prestigieuses pour échapper à son univers sectaire.

On est donc étonné de lire sous la plume de certaines critiques l’idée que le film ferait l’apologie d’un mode de vie simple et pré-moderne, voire qu’il représenterait, comme l’écrit bizarrement le magazine Reporterre, un «petit bout de paradis décroissant». Je sais bien que le mot «alternative» est aujourd’hui complètement dévalorisé et qu’il renvoie à la production de toilettes sèches ou de monnaies locales plutôt qu’à la construction du socialisme. Mais il ne me paraît pas que Captain Fantastic participe de cela. Non, il s’agit d’une satire acerbe des égarements de notre époque – et il peint en creux ce que la gauche ne devrait jamais cesser de désirer et produire: le progrès.

*chercheur et militant

Opinions Chroniques Romain Felli

Dossier Complet

Chronique liée

UN MONDE À GAGNER

lundi 8 janvier 2018

Connexion