Chroniques

Les futurs prolétaires

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

Confronté à une croissance des inégalités sociales, la France s’avère posséder un des systèmes éducatifs les plus inégalitaires de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Néanmoins face à ces difficultés, le patronat français possède ses solutions.

Des élèves devant maîtriser le socle commun. Dans sa contribution à la refondation de l’école datant de 2012, le Medef [principale organisation patronale] fait état de sa vision du système éducatif français. Il reproche à l’Education nationale de mettre sur le marché du travail des élèves inemployables, c’est-à-dire ne maîtrisant pas des compétences de base qui rendraient leur force de travail exploitable. En effet, un-e jeune sur dix âgé-e de 17 ans est un lecteur inefficace, selon l’évaluation effectuée dans le cadre de la Journée défense et citoyenneté 2015.1 value="1">http://bit.ly/2gkfI9e

Dans une conception où l’éducation s’insère au sein d’une théorie du capital humain et où le socle commun de compétences en constitue un outil d’évaluation, l’Education nationale est sommée par le patronat d’assurer aux élèves la maîtrise de ce socle commun.

Evaluer les systèmes éducatifs. Pour réaliser cet objectif de maîtrise du socle commun, il faut se donner des outils quantitatifs d’évaluation des systèmes scolaires. Une telle conception induit que les apprentissages ne sont évaluables que s’ils sont quantifiables: dans ce cas, soit ils sont transformés en grilles de compétences évaluables, soit ils ne méritent pas que l’on s’y arrête.

Dans une telle logique de l’évaluation et de la mondialisation, les systèmes scolaires sont mesurés et comparés entre eux. Cette logique induit des effets pervers. Certains systèmes scolaires se sont orientés en priorité vers l’entraînement des élèves à la réussite des tests PISA. C’est en particulier le cas des pays du Sud-Est asiatique. Depuis l’évaluation de 2012, ce sont en effet sept de ces systèmes qui sont en tête du classement PISA.

Au sein de ce classement, la France se situe dans la moyenne, mais avec un profil particulier: un pourcentage très important d’élèves en difficulté et une petite minorité de très bons élèves. A cela s’ajoute que la France est avant-dernière de l’OCDE en ce qui concerne la reproduction des inégalités sociales.

Vers un enseignement explicite efficace. Face à cela, des boîtes à idées proches des milieux patronaux ont des solutions. C’est le cas de l’Institut Montaigne. Pour ce think tank, il s’agit de recourir à une évaluation des pratiques pédagogiques par des méthodes scientifiques en s’inspirant de l’Evidence Based Policy existant aux Etats-Unis. La voie prometteuse consiste en particulier à recourir à des formes d’enseignement explicites reposant sur un entraînement behavioriste des élèves, à l’image de ce qui est proposé par la méthode Zorman, connue sous le nom de programme P.A.R.L.E.R. (Parler Apprendre Réfléchir Lire Ensemble pour Réussir). Les travaux en psychologie cognitive ont mis en lumière l’importance de présenter de manière structurée et progressive les connaissances, d’automatiser les connaissances de bas niveau, d’éviter la surcharge cognitive. De ce fait, les méthodes allant dans ce sens proposent aux élèves un enseignement explicite et progressif découpé en tâches simples qu’il s’agit d’automatiser.

La concurrence asiatique. Néanmoins, ce programme est avant tout destiné aux élèves en éducation prioritaire. Car dans le même temps, le patronat français se plaint que le système ne développe pas assez des compétences de créativité qui doivent permettre à l’économie française de résister à la concurrence des économies du Sud-Est asiatique – les systèmes scolaires de ces pays, s’ils permettent de bien réussir les évaluations PISA, sont considérés comme reposant trop sur l’apprentissage répétitif pour favoriser la créativité. Pour l’élite scolaire, il faut au contraire que le système scolaire mette en place des pratiques pédagogiques innovantes, inspirées de l’éducation nouvelle, leur permettant de développer un esprit d’initiative et créatif.

Le contre-modèle scolaire étasunien. Néanmoins, pour en revenir aux pratiques efficaces, basées sur des données probantes (preuves scientifiques), on ne peut que remarquer le paradoxe consistant à s’inspirer d’une approche déjà ancienne au sein du système étasunien, mais qui s’est encore accentuée avec l’Evidence Based Policy. On peut en effet se demander en quoi la France, qui est 25e dans le classement PISA, va aller prendre exemple sur les Etats-Unis qui sont 36e.

Mais surtout, car ces histoires de classement sont très discutables, on ne peut qu’émettre des réserves concernant l’orientation vers des méthodes qui ont été dénoncés depuis les années 1980 par les intellectuels critiques américains. C’est en particulier le cas d’Henry Giroux qui a mis en avant comment ce système avait conduit à une prolétarisation des enseignants, passant du statut d’intellectuels à celui de techniciens supérieurs. Il a aussi montré comment cette approche conduit à une vision réductrice de l’éducation, qui néglige la formation de l’esprit critique et l’éducation à une citoyenneté engagée vers plus de justice sociale.

Notes[+]

* Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com/; Publications récentes: Le Pragmatisme critique – Action collective et rapports sociaux et Travailler et lutter – Essais d’auto-ethnobiographie, 2016, L’Harmattan, coll. Logiques sociales.

Opinions Chroniques Irène Pereira

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