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Etats-Unis: le rendez-vous manqué du féminisme institutionnel

POLYPHONIE AUTOUR DE L’ÉGALITÉ

Il faut se rendre à l’évidence, l’impensable est arrivé. Désormais le président de la première puissance mondiale est celui-là même qui a égrené stéréotypes racistes et sexistes, banalisé la culture du viol au fil des semaines. Nous ne reviendrons pas sur le caractère particulièrement misérable de cette campagne. Rarement des débats pour une présidentielle n’auront été aussi orduriers, le niveau de la controverse aussi bas. La gueule de bois étant désormais passée, les analyses cherchent à tirer le positif de la situation. En effet, et si, comme le titrait Le Courrier vendredi 18 novembre, c’était une chance pour la gauche? La chance de redevenir une force d’opposition, une force de propositions critiques, alternatives, sociales… Dans le même ordre d’idée, et si le K.-O. d’Hillary Clinton était une chance pour le féminisme?

Depuis qu’elle a gagné les primaires démocrates, quelque chose cloche. On aurait pu s’attendre à ce que la première femme à briguer la présidence des Etats-Unis marque les esprits. Tout au long de sa campagne elle a martelé ce fait historique, pourtant cela n’a pas pris. Elle n’a pas réveillé les espoirs des femmes, des jeunes en particulier. Il faut en tirer les conclusions qui s’imposent. Une candidature féminine ne suffit visiblement pas. Ce n’est pas un programme en soi. Et contrairement au prédécesseur à la Maison Blanche, elle n’a à aucun moment incarné ce vent d’espoir et de changement – de joie aussi. Pire encore, de nombreuses féministes américaines, notamment les plus jeunes, ont pris leurs distances avec cette incarnation de l’establishment, mais aussi d’une certaine tradition suffragiste américaine.

Rappelons qu’aux Etats-Unis le combat pour le droit de vote féminin a commencé particulièrement tôt, et il a été acharné. Comme partout, ce premier mouvement féministe a connu une importante répression, et a dû composer avec les forces en présence et accepter alliances, compromis et renoncements. Au départ, le mouvement pour le suffrage était intrinsèquement lié au mouvement abolitionniste et était porteur d’une utopie plus vaste, un projet émancipateur pour toutes et tous Blancs, Blanches et Noir-e-s. Mais afin de gagner la cause, de rassembler les électeurs, certains combats ont été sacrifiés: le pacifisme (au profit du patriotisme), l’égalité entre populations blanche et afro-américaine (pour rallier les voix du Sud) et certains mouvements féministes plus radicaux ont été évincés des grandes organisations nationales.

Sans revenir en détail sur la trajectoire d’Hillary Clinton, dont les innombrables documentaires tout au long de la campagne nous ont presque tout révélé, soulignons le parallèle avec le mouvement pour le suffrage. Le but (que ce soit d’obtenir le vote des femmes ou ici de devenir la première présidente des Etats-Unis) était plus grand que les sacrifices, compromis (voire compromissions), renoncements. Hillary Clinton a accepté tous les rôles de femmes dont le patriarcat a dessiné les contours, s’est soumise à toutes les normes: la femme respectable a remplacé l’étudiante irrévérencieuse, l’épouse a pris le nom de son mari comme l’exigeait le modèle bourgeois, l’avocate a laissé sa carrière pour seconder celle de l’époux ambitieux, la femme outragée qui finit par pardonner a renié la femme libre et autonome.

Tous ces compromis vont bien au-delà de choix personnels, sur lesquels il n’est pas l’heure de discuter ici. Ils illustrent un certain féminisme, celui qui vise une participation des femmes (qu’elles soient ou non féministes, qu’elles défendent ou non l’égalité) à la chose politique. Un féminisme, qui a été nécessaire pour l’obtention des premiers droits, mais qui aujourd’hui n’est plus porteur d’utopie, ne peut plus incarner le changement. Un féminisme qui endosse les habits du pouvoir, de l’establishment et qui s’est déconnecté des besoins, des revendications, mais aussi des rêves de milliers de femmes et d’hommes.

L’échec cuisant d’Hillary Clinton et du féminisme libéral, institutionnel et convenu qu’elle incarne peut être une chance pour le féminisme ou plutôt pour les féministes. Celle de se placer comme une force d’opposition. Celle de proposer un changement radical des façons de penser et de faire de la politique, d’imaginer d’autres possibles, celle de renouer avec la désobéissance, l’irrévérence et la contestation du pouvoir établi.

* Investigatrices en études genre.

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