Chroniques

Évolution

Mauvais genre

On ne cesse d’évoluer. Il y a tout juste un mois, au Field Museum of Natural History de Chicago, j’ai eu l’extrême bonheur de faire la connaissance de ma lointaine cousine Lucy, sous sa forme fossile et dans la reconstitution de ce qu’elle dut être en ses plus beaux jours d’australopithèque. De quoi s’émerveiller du chemin parcouru. Mais c’est tout l’objet de ce musée que de nous montrer une «evolving planet», en un «impressionnant voyage à travers quatre milliards d’années de vie sur terre».

Dans ce long périple, j’ai toutefois fait une pause; aux alentours des cinq premiers siècles de notre ère, et en Mésoamérique. Un espace à demi clos m’y invitait. Trois mots au mur et un film, qui s’efforcent de dégager la leçon à tirer de Teotihuacan pour la généraliser à toute société: soit un mouvement ternaire dans le temps, avec ascension, apogée et décadence; mais surtout, trois piliers sur lesquels doit reposer tout l’édifice social, et dont les noms en lettres capitales couvrent la paroi: MILITARY – ECONOMY – RELIGION.

Rien de très évolutif dans cette conception: elle semble parfaitement décalquée des travaux de Georges Dumézil sur les fonctions tripartites indo-européennes, que Duby montrait aussi à l’œuvre dans la féodalité aux alentours du XIIe siècle.

Mais avec quelques différences peut-être. Si les concepteurs de l’exposition reconnaissent à la religion le rôle essentiel de conférer une légitimité à l’organisation sociale, on sent qu’ils s’en méfient. Le film l’explicite en soulignant le moment charnière qui annonce la chute de Teotihuacan: «Mais tout a un coût.» Le coût imposé par le clergé, ce sont ses exigences somptuaires: ces temples, ces énormes pyramides; les peintures, les sculptures, les objets rituels précieux… En recherchant la beauté, en visant à la grandeur, la religion trahit sa fonction de ciment social, elle crée un déséquilibre qui conduit irrémédiablement à la décadence. Mais tandis que défilaient devant moi les images de ce qui serait supposément à l’origine du déclin de cette civilisation, j’avais l’impression de voir un autre terme condamné, qui ne figurait pas au mur: non le culte, mais bien la culture. Laquelle a un coût, c’est vrai.

Or cette idée de coût est elle-même révélatrice d’un renversement dans la manière d’envisager la hiérarchie des trois «ordres». Au temps de saint Bernard, l’homme de guerre, le chevalier, était au sommet; le peuple des travailleurs (les paysans, les artisans, les marchands) se trouvait au bas de la pyramide; à leur intersection, le clerc, issu de l’un ou l’autre de ces deux groupes selon sa place dans l’Eglise ou le monastère. La tripartition du Musée Field, elle, situe l’économie au centre, non seulement visuellement sur la paroi, mais dans la structure sociale, l’armée et le clergé n’ayant fonction que de soutien. Alors qu’au XIIe siècle, le Pouvoir se confondait avec la caste des guerriers, on comprend qu’aujourd’hui, il doit être dans les mains de ceux qui contrôlent l’économie.

Au moment même où je visitais le musée, la campagne pour les présidentielles entrait dans sa phase décisive. Et l’actualité ne pouvait que confirmer cette lecture, avec d’un côté le Donald de chez Picsou, de l’autre l’hilare discoureuse de la banque Goldman Sachs. Mais si l’économie est maîtresse, tout est fait pour donner l’illusion d’un duel, d’un tournoi de style chevaleresque entre deux jouteurs – qui de fait s’apparente plutôt à un rodéo avec gratte-cul sous la selle et chute dans le crottin.

La merveille de l’Amérique, pourtant, est de parvenir à accorder souverainement capitalistes, bellicistes et prêcheurs. A la veille du premier débat télévisé entre les deux candidats, je suis tombé (c’est le mot) sur un journal qui affichait hautement ses convictions chrétiennes, avouait son angoisse à l’idée de se trouver désarmé devant l’arrivée de terroristes étrangers, et se faisait le héraut des classes laborieuses trahies par les «cultural elites». En conséquence de quoi, il mettait évidemment ses lecteurs en garde contre l’incarnation du Mal dans cette campagne. A la une, la bouche grande ouverte d’Hillary Clinton: une paire de dents bien alignées, mais au-dessous une langue percée d’un large trou en son milieu. Preuve irréfutable d’un cancer n’affectant pas tant les poumons, aux dires de l’auteur du papier, que le cerveau, selon une logique assez particulière qui allait jusqu’à attribuer la cause de ce mal au passé de lesbienne de Mme Clinton, donné comme un fait avéré…

Et soudain, devant cet extraordinaire spectacle que nous offre quotidiennement le monde politique, non seulement outre-Atlantique mais un peu partout sur la planète – soudain, oui, m’est apparue toute la profondeur de la question que posait un panneau, entrevu au passage dans un couloir du Field Museum: «Comment devient-on un fossile?» Je n’avais pas lu la réponse. Mais j’ai bien peur que Lucy ou le McDonald’s Fossil Prep Lab dudit musée n’aient que peu de lumières à nous apporter.

Opinions Chroniques Guy Poitry

Chronique liée

Mauvais genre

lundi 8 janvier 2018

Connexion