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«Pas de pitié pour les gueux!»

UN MONDE À GAGNER

Pas de pitié pour les gueux!», c’était le titre d’un ouvrage de Laurent Cordonnier – et c’est devenu la devise de la droite vaudoise. Etrangement secondée par l’abstention «tactique» des Verts, l’alliance UDC et PLR a obtenu la semaine dernière une majorité au Grand Conseil pour interdire la mendicité dans le canton de Vaud.

On sait ce qu’il en est de l’efficacité de telles mesures qui, loin d’atténuer la pauvreté, rendent les mendiant-e-s encore plus vulnérables car illégaux. C’est rajouter la rigueur policière et judiciaire aux difficultés quotidiennes déjà immenses. L’essentiel pour la droite, toutefois, n’est pas de soulager les plus pauvres de leur misère. Ce n’est pas non plus – comme elle le fait croire trop souvent – de débarrasser de sa vue sensible un spectacle qui lui répugnerait et qui ferait fuir la clientèle des petits commerçants du centre-ville (cela c’est plutôt la politique du tout-bagnole et la construction de centres commerciaux en périphérie qui en est responsable, mais passons.)

Non l’action de la droite est d’abord idéologique. Elle vise à réaffirmer l’idée qu’il ne doit pas, pour les démunis, exister de revenus en dehors de ceux tirés du travail (pour les nantis, par contre, les rentes et autres dividendes sont acceptables). En interdisant la mendicité, elle qualifie aussitôt les mendiants de «paresseux» et fait passer le message suivant «ils n’ont qu’à travailler!», en sous-entendant qu’ils et elles ne le veulent pas.

Que répondre à cette idée? De nombreuses religions – et des personnes empreintes d’humanisme tout simplement – rétorquent qu’il existe un devoir moral d’aider les plus pauvres par la charité. En interdisant la mendicité, la droite interdit aussi l’exercice de qualités bonnes chez l’être humain, celles de la pitié, de l’empathie, de l’entraide. Et assurément cette vision – parfois un peu paternaliste – vaut mille fois mieux que l’apologie de l’égoïsme promue par l’UDC/PLR.

Mais la réponse de la gauche ne peut pas consister simplement à réinstaurer l’autorisation de mendier. Pas plus ne peut-elle reposer exclusivement sur l’extension de l’aide sociale (aide, bien sûr, qui doit être fournie inconditionnellement à qui est incapable de subvenir à ses besoins). Qui pourrait se satisfaire du droit à la mendicité et de l’assistance aux pauvres comme réponse à la pauvreté?

Nous devons, au contraire, réaffirmer le droit, et la nécessité, pour chacune et chacun qui en a les capacités de pouvoir gagner un revenu décent par son travail. Nous ne pouvons pas abandonner à la droite cette idée – d’autant moins que la droite ne pourrait jamais tolérer un tel droit au travail, dans une économie capitaliste. Car ce droit implique, contre la liberté des capitalistes, que la collectivité puisse créer les emplois – utiles et décents – qui manquent. Malheureusement, les débats autour du «revenu de base inconditionnel» ont obscurci cette nécessité au profit de théories vermoulues sur «la fin du travail».

Le droit au travail est une des plus anciennes demandes de la gauche, qui figurait – déjà! – dans la Constitution révolutionnaire de 1793. Ce droit réclamé par les socialistes français en 1848 et que le théoricien libéral Alexis de Tocqueville a, comme député, tourné en dérision. (Est-il d’ailleurs si étonnant que cette vieille baderne continue de figurer au fronton de nos libéraux actuels?) Surtout, en Suisse, il constitue la troisième des neuf revendications du Comité d’Olten lors de la grève générale de 1918 – et une des seules revendications qui n’a pas été, d’une certaine manière, satisfaite aujourd’hui.

Pour que le droit au travail ne signifie pas des travaux forcés (ou ce que les Anglo-saxons nomment le «workfare»), il faut que l’emploi visé corresponde à un «travail décent». Il ne s’agit pas d’une simple formule, mais d’un ensemble de conditions, reconnues par l’Organisation internationale du travail (OIT): un travail productif et suffisamment rémunéré, correspondant aux qualifications des personnes, exercé dans des conditions sûres, assorti de protection sociale, et du droit de se syndiquer.

C’est l’exigence de ce droit au travail (à un travail décent) que la gauche doit se réapproprier pour mettre la droite face à ses contradictions. Dénoncer l’interdiction de la mendicité est nécessaire, mais la réponse que nous devons apporter au problème passe par une économie politique différente: celle du droit au travail.

* Chercheur et militant.

Opinions Chroniques Romain Felli

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