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Trois vies, comme trois planètes

Transitions

Pour réaliser tous mes projets, il me faudrait au moins trois vies. Par chance, de grandes multinationales sont justement en train de mettre au point des biotechnologies innovantes qui vont me permettre d’aller jusqu’à cent-cinquante ans au moins. Bon! Je le concède, il y a comme un léger problème: tous les investissements consacrés à ces recherches se concentrent sur nous, les nantis, installés du bon côté de la planète, alors que là-bas, quelque part très loin, en Afrique, au Sud, que sais-je, des gens nettement moins importants, surtout du point de vue de leur pouvoir d’achat, continuent à mourir de malaria, de tuberculose, de sida, d’Ebola, de Zika et autres calamités aux noms poétiques, qu’on pourrait parfaitement guérir si les pharmas daignaient s’en préoccuper. Eux, ils n’ont qu’une seule vie, dont la durée est très loin d’égaler la mienne.

Pour réaliser mes désirs, il me faut également l’équivalent de trois planètes. Pas de problème de ce côté-là: de grandes firmes sont à même de me fournir du matériel performant dans tous les domaines, jetable et renouvelable chaque année, bourré de métaux précieux, hélas probablement en voie d’épuisement, des gadgets que je vais jeter après usage à la déchetterie intercommunale, en voiture évidemment vu qu’elle se trouve à sept kilomètres de chez moi! Heureusement que de l’autre côté du monde, les populations n’ont pas les mêmes besoins, sinon notre petite terre exsangue, ratatinée, toute racornie, voguerait en perdition dans l’espace solaire. Pour la maintenir en forme et échapper à ce funeste destin, les Verts ont lancé une initiative sur laquelle nous voterons le 25 septembre, dont l’objectif est de réduire notre empreinte écologique à l’équivalent d’une seule planète en 2050.

J’espère qu’elle sera acceptée, mais une inquiétude me taraude: suffira-t-elle à garantir à nos frères et sœurs en humanité, ceux du Sud, économes par contrainte sur leur petit morceau de planète, un accès équitable aux ressources et à la prospérité? L’«économie verte» se décline en quelques principes: recycler, réutiliser, réinjecter et fermer les cycles de production, de l’extraction à la récupération, pour que rien ne se perde, que tout se transforme et vienne enchanter durablement notre douce abondance. «File-moi ta ferraille et je te passerai l’électricité produite par mes machines!», c’est aussi cela, la dynamique «circulaire». «Horreur!» rugissent les milieux de l’économie, reprenant avec fougue leur sempiternel système de défense pour ne rien changer à leur gaspillage et à leurs profits: réduire notre empreinte écologique? Bien sûr! C’est juste, c’est vrai, c’est nécessaire; mais pas comme ça, pas maintenant, pas si vite, pas tout seuls, pas avant que le reste du monde s’y soit engagé! Ensuite vient la menace, aussi grotesque qu’un épouvantail à chapeau pointu: pénurie, récession, effondrement, dictature. Que des grands mots, qui se bousculent et se chamaillent sans la moindre cohérence.

Refaire du neuf avec du vieux? En quoi cela serait-il synonyme de disette et de privations? Les habits des aînés, portés par les cadets de familles nombreuses, ne tiennent pas moins chaud et ne coûtent pas plus cher. L’inconséquence est à son comble quand les adversaires de l’initiative prétendent que réduire l’exploitation des ressources à la mesure d’une seule planète est impossible, voire suicidaire dans le temps imparti, tout en affirmant en même temps que les entreprises le font déjà! Effectivement, les plus futées ne nous ont pas attendus pour inventer des méthodes à la fois prometteuses et créatrices d’emplois qui rendent possible cette conversion. Vers l’hiver qui s’approche, nous marcherons couverts, dans la lumière des villes et la chaleur des maisons.

Reste l’autre inconnue de cette équation: l’équité. Dans cette optique, il vaudrait mieux que je renonce définitivement à mes trois vies. Certes, Novartis a annoncé qu’elle soutenait l’initiative, et qu’elle entendait recycler les microparticules de médicaments qui polluent nos lacs, peut-être ceux-là même que j’aurais dû avaler pour devenir une éternelle jeune vieille. Mais j’ai peine à croire que cela aura un effet bénéfique sur l’espérance de vie en Afrique ou chez les populations pauvres, dont les pharmas, depuis des décennies, s’approprient les plantes médicinales, le savoir-faire et le patrimoine génétique pour réparer les riches au Nord. Le monde ne sera pas sauvé par les technologies. Quand nous aurons accepté l’initiative (oui! il le faut!) il ne suffira pas de croire, soulagés, que nous pourrons désormais jouir sans limite de ces biens de consommation si astucieusement parés d’une éclatante couleur verte. Encore faudra-t-il se demander s’il n’y a pas quelque chose à changer dans nos comportements pour que cette planète unique, remodelée par nos soins, soit équitablement partagée.

* Ancienne conseillère nationale.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary Transitions

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lundi 8 janvier 2018

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