Chroniques

État de sophisme

COMME UN MARDI

C’est à la mode: quand un personnage public veut justifier une application aveugle et brutale des lois, il invoque le «respect de l’État de droit». L’État de droit, c’est – dans une formule classique – l’autorité de la loi plutôt que l’autorité des hommes. Vous voulez éviter l’arbitraire d’un pouvoir qui n’en fait qu’à sa tête? Soumettez-le à des règles générales, publiques, également appliquées à toutes et tous, connues à l’avance. Les caprices du souverain, ainsi corsetés, seront cantonnés à sa sphère privée. Dans sa fonction publique, il filera droit. C’est un bel idéal – et j’ai même écrit un livre pour le défendre.

Je devrais donc être heureux qu’on utilise l’expression au sommet de l’État. Et pourtant non. Car par les temps qui courent, la phrase «Je respecte l’État de droit» fonctionne un peu comme un équivalent de «Pas de pitié». Pas de pitié pour les petits trafics de rue, pas de pitié pour les infractions à la loi sur les étrangers, pas de pitié pour la mendicité. Bref: pas de pitié pour le menu fretin et autres voleurs de pommes. La loi, c’est la loi. Et respecter son autorité, c’est l’appliquer sans tremblement, sans indulgence, sans nuance. On a tous des exemples en mémoire.

Cette invocation rituelle de l’État de droit commet ce que les logiciens baptisent un sophisme d’équivocation: on utilise les mots, dans un même raisonnement, en deux sens différents. «La boxe est un art; à l’École des Beaux-Arts, on étudie les arts; donc à l’École des Beaux-Arts, on étudie la boxe». La conclusion est absurde, parce que le mot «art» change de signification au cours de l’argument: il signifie «pratique gouvernée par des règles qui demandent un entraînement et un savoir-faire» dans «La boxe est un art»; et il signifie «création culturelle visant l’expression de la beauté ou d’un idéal esthétique» dans «à l’École des Beaux-Arts, on étudie les arts». On obtient ainsi une idée fausse.

Le même vice affecte les invocations rituelles de l’État de droit. Car il y a deux manières de comprendre l’État de droit. La première est «positive»: l’État de droit, c’est l’ensemble des lois qui existent ici et maintenant – et respecter l’État de droit revient à les appliquer toutes. L’antithèse de l’Etat de droit, de ce point de vue, c’est un chaos où, dans le silence des institutions, menace toujours la guerre de tous contre tous. Pour sortir du chaos, il suffit qu’il y ait des lois – peu importe lesquelles. La seconde est «normative»: l’État de droit, c’est alors l’idéal d’un État soumis à un certain type de lois – qui respectent les libertés individuelles et les droits humains, qui garantissent un procès équitable, qui sont appliquées, dans un contexte de séparation des pouvoirs, par un système judiciaire indépendant. L’antithèse de l’État de droit est alors la dictature et le règne imprévisible d’un appareil coercitif sans limite.

Au sens factuel, on peut respecter l’État de droit dans une dictature: s’il existe une loi selon laquelle «Toute critique du Président sera punie de mort», alors on peut tuer les opposants politiques en restant dans les clous. Mais lorsqu’un personnage public nous dit qu’il veut défendre l’État de droit, il nous dit en gros: «Je suis un rempart contre la dictatur.». En ce sens normatif, le respect de l’État de droit ne permet pas de conclure, sans examen critique supplémentaire, qu’une loi X doit être appliquée sans nuance. Il se pourrait en effet que la loi X soit incompatible avec l’idéal. Une loi qui restreindrait le droit au regroupement familial est dans ce cas: l’État de droit comme idéal exige des lois conformes aux droits humains, et ces derniers demandent le regroupement familial au nom du respect de la vie privée et de la famille (garantie, entre autres, par l’art. 8 de la CEDH). L’idéal d’un État de droit «antidictatorial», autrement dit, impose une application critique des lois. Et on ne peut donc pas le brandir pour légitimer leur application aveugle.

Ce sophisme est d’autant plus fâcheux que nos systèmes juridiques ont une ressource évidente pour appliquer les lois sans cécité: les juges. Ces derniers ont en charge d’examiner les circonstances particulières – et de proportionner les sanctions aux détails concrets du délit et au caractère individuel du prévenu. Comme l’écrit dans un livre sur l’État de droit le baron Tom Bingham, ancien Senior Law Lord of the United Kingdom, il est important que les «juges jouissent d’une marge de discrétion (…), car s’ils sont contraints d’imposer une sanction prédéterminée pour un délit donné, ils sont dans l’impossibilité de tenir compte des différences entre un délit et un autre ou entre un contrevenant et un autre». Les sanctions mécaniques ne font pas partie de l’idéal de l’État de droit. Et le système doit comprendre une mesure d’équité – cette vertu qui consiste, selon Aristote, à compenser la rigidité des lois générales par l’attention aux situations particulières.

* Philosophe, auteur du Dilemme du soldat. Guerre juste et prohibition du meurtre, de Gare au gorille. Plaidoyer pour l’État de droit et de Dernières nouvelles du zoo. Chroniques politiques.

Opinions Chroniques Nicolas Tavaglione

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