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Des prix et de la distinction

Chroniques aventines

Le 26 mai dernier, en association avec les scènes de la Comédie de Genève, du Poche et du Théâtre Forum Meyrin, le Théâtre de Carouge – Atelier de Genève accueillait la remise des Prix suisse de théâtre 2016. Dans une allocution aussi brillante que spirituelle, le conseiller fédéral en charge de la culture Alain Berset évoqua la fameuse Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758) de Jean-Jacques Rousseau. L’élu rappela que l’écrivain genevois «incitait (alors) la jeunesse genevoise à s’opposer à la création d’un théâtre (jugeant) la chose futile, dangereuse et dispendieuse, indigne d’être financée par les deniers publics.»
Associé à la critique allusive de la majorité conservatrice et libérale du chef-lieu genevois dans son positionnement sur le budget de la culture, reconnaissons que le trait ne manquait pas d’éclat.

Toutefois, à se pencher plus avant sur le texte de Rousseau, il se pourrait bien que notre orateur ait fait, d’une part, trop d’honneur à la droite en en faisant l’héritière du grand homme et, d’autre part, se soit montré quelque peu injuste avec ce dernier.

Oui, Rousseau attaque bien un certain théâtre – celui, mondain, délétère, du royaume voisin: «n’adoptons point, clame l’auteur, ces spectacles exclusifs qui renferment tristement un petit nombre de gens dans un antre obscur; qui les tiennent craintifs et immobiles dans le silence et l’inaction; qui n’offrent aux yeux (…) qu’affligeantes images de la servitude et de l’inégalité.»

Il se garde bien toutefois d’attaquer toute forme spectaculaire: «donnez les spectateurs en spectacle; rendez-les acteurs eux-mêmes; faites que chacun se voie et s’aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis.» Il y a, chez le philosophe, en politique comme au théâtre le souci d’une participation du grand nombre.
Or, ce fameux soir de mai, force est de constater que – quoiqu’en ait dit notre ministre – les choix du jury de l’Office fédéral de la culture (dont je suis) tenaient plus du Rousseau républicain de 1758 que de l’élite parisienne.

Depuis ses débuts, par la plupart de ses choix, le jury des Prix suisses interroge l’enjeu du théâtre pour une société à ambition démocratique, questionne les articulations possibles entre l’Art et la société – ses humeurs, ses représentations et ses désirs.

Il y a deux ans, inspirés par l’actualité – et la tentation du repli qui saisissait notre pays (comme d’autres) –, le jury choisissait d’honorer Omar Porras – lequel ne cesse de secouer notre tradition.

Il y a un an, il prit une position inverse. Non pas qu’il ait soudainement versé dans le chauvinisme; mais il avait salué en Stefan Kaegi un Helvète expatrié, européen, articulant l’ici et l’ailleurs, aiguillonnant par là même les bornes de notre citoyenneté.

Cette année, à l’occasion de cette troisième édition, le jury a salué des artistes et des artisans de la culture soucieux d’étreindre le corps social, soucieux d’inclusivité, de travailler les obstacles géographiques, économiques, symboliques et psychosociaux dans l’accès au théâtre entendu comme art et comme lieu.

Il a voulu saluer également des institutions qui rassemblent, engagées dans la transmission, dans l’entretien de métiers d’art menacés par l’économie ou l’amnésie, mais il a souhaité pareillement honorer des acteurs culturels sans lieu écumant leur territoire en profondeur, creusant patiemment leur sillon, sourds aux trompettes de la renommée mais pas à celles de l’urgence.

Il a fait le choix, enfin, de rendre hommage à la radicalité – radicalité poétique ou politique – s’il convient de distinguer (on est en droit d’hésiter car pour une humanité transie dans les «eaux glacés du calcul égoïste», la gratuité poétique est en soi une subversion).

Qu’il me soit permis de confier, dans ces colonnes, que les membres de ce jury ne nourrissent pas un goût particulier pour les concours, qu’ils ne se tiennent pas pour des censeurs du goût, pas davantage pour des arpenteurs du Beau.

Ils hésitent même sur le véritable objet de leur jugement.

On raconte que dans l’Athènes classique, les jurés des Grandes dionysies attribuaient leurs récompenses en fonction de deux critères: le kaïros et le prepon – notions que l’on peut à peu près traduire par l’idée d’à propos, d’aptitude des artistes à saisir le temps, à coïncider avec lui.

Le jury n’interprète pas ces critères plusieurs fois millénaires comme une invitation à coller à l’horizon d’attente du public comme s’y emploie la culture commerciale; mais au contraire comme une incitation à faire du théâtre ce que désigne son étymologie, ce lieu d’où l’on voit: on parce que le théâtre est le lieu d’une réception collective, d’une transaction collective du sens; voir au sens où l’obscurité du temps, celle de nos agirs – sur les planches, à quelque distance des spectateurs – s’offre à la lumière.

Pour reprendre le vocabulaire du sociologue Pierre Bourdieu, les récompenses distribuées par ce jury fédéral tournaient précisément le dos au théâtre compris comme lieu de «distinction», espace d’une compétition pour la reconnaissance, pour l’établissement de hiérarchies, au théâtre comme exutoire des «m’as-tu vu?»; il entendait au contraire mettre en exergue le théâtre qui propose un écart, qui étonne, car alors il fait de l’Homme un sujet, alors il contribue à son émancipation.
 

* Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@hesge.ch).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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