Chroniques

Sens

Mauvais genre

Il paraît que dans notre Occident laïcisé, nous manquons de sens. C’est en tout cas ce qu’on lit régulièrement dès que des bombes éclatent ici ou là-bas: il y aurait dans ces explosions une signifiance qui devrait nous sauter aux yeux, si ce n’est au nez. Et même une pluralité de sens. En ce qui concerne les attentats qui ont frappé Paris en novembre dernier, on en trouverait au moins deux: celui qu’ils recelaient pour les kamikazes, que je ne me hasarderai pas à préciser mais qui les a conduits d’un coup au sommet de la transcendance; et celui que l’une des cibles potentielles a cru pouvoir dégager – le chanteur des Eagles of Death Metal est en effet convaincu que Dieu ne l’a ainsi pointé du doigt au Bataclan que pour lui confier une mission. On serait en droit de supposer que pour terroristes et rescapé le sens ne doit pas être le même; mais on peut difficilement ignorer une certaine convergence: Jesse Hughes est un fervent militant de la National Rifle Association, et il est désormais plus convaincu que jamais qu’il lui faut toujours avoir un flingue sur lui. Ce qui fait sens.

Mais cela fait signe aussi. Et ces signes détonants nous sont maintenant proposés presque quotidiennement, là même où mon peu de foi m’empêche de discerner du sens. A la mi-mars, il y eut bien sûr, lors d’une séance du Conseil municipal genevois, le foulard dont Maria Perez a tenu à se couvrir la tête, suscitant le tollé qu’elle attendait fébrilement; elle aurait toutefois renoncé à s’auto-exciser en public par solidarité avec les femmes africaines, ce qui est un beau geste d’apaisement. C’est alors du côté de la région bâloise qu’il a fallu se tourner, avec ces deux élèves qui eux aussi ont su se mettre en vedette, mais cette fois par le refus de serrer la main de leur enseignante. A les en croire, ce serait là un signe de respect, réservé aux femmes, dont ils auraient découvert la profonde signifiance sur un site – encore qu’on s’interroge à présent sur leur contexte familial, qui semble avoir été déterminant.

Il y aurait donc eu choix. Une alternative se présente soudain: d’un côté la pratique introduite par un établissement scolaire local, de l’autre une sorte de commandement émis sur une vidéo perdue quelque part dans la nébuleuse Internet. Et l’on opte pour l’un en écartant l’autre, de son propre chef et contre la règle édictée par l’institution étatique.

Dans un premier temps, j’y ai vu une menace d’éclatement: à chacun ses signes, et les sens qu’il veut leur attribuer. On ira faire son marché sur la Toile, sélectionnant ici ou là, selon ses convictions, ataviques ou surgies abruptement du plus profond de l’ego. En sorte qu’il deviendrait difficile de se comprendre, la même aire culturelle ne partageant plus les mêmes codes: le refus de serrer une main, pour en rester à cet exemple, aurait une signification totalement différente selon les cas, exprimant ici une sèche volonté de marquer ses distances, valant là pour une courtoise révérence, sans parler de tous les autres sens qu’on pourrait lui assigner, arbitrairement ou en les motivant. Ce qui ouvrirait la porte à mille malentendus et conflits, cela va de soi.

Mais en fait il n’en est rien. Car l’exigence des deux jeunes musulmans ne vise pas réellement à se soustraire, respectueusement et religieusement, à une sensation physique qui risquerait de remonter dangereusement au-dessus du poignet; elle signifie d’abord: je ne suis pas des vôtres; je vous repousse; je vous défie. Ce signe de refus ne s’écarte donc pas de son sens premier.

Dans ce contexte, on voit à quel point le geste de notre voilée d’un soir au Municipal frappe à côté. Elle prétendait tendre la main à celles et ceux qui tiennent précisément à nous signifier qu’ils ne la saisiront pas; elle fait un pas vers l’autre, alors que celui-ci veut bien marquer sa différence, et ne pourra que reculer.
Je veux croire que des esprits rigoristes répugnent aux attouchements, ou à la vue de chairs exposées. J’ai toutefois l’impression que ce qui l’emporte est un phénomène d’allergie à autrui, dans des situations de frictions sociales. Ce qu’on cherche à nous faire comprendre, consciemment ou non, et au-delà de toute position religieuse, c’est: je ne peux plus vous voir, je ne peux plus vous sentir. L’érotisation des corps n’est qu’un paravent au rejet d’autrui.

Ces réactions épidermiques, faussement rationalisées a posteriori, me font repenser à une anecdote racontée par Jakobson à la fin de ses Essais de linguistique générale. Un missionnaire reprochait leur totale absence de vêtements à des Africains. «Et toi-même, n’es-tu pas toi aussi nu quelque part?», lui rétorquèrent-ils avec un geste éloquent en direction de sa tête. «Certes, mais ça, c’est mon visage», se défendit l’homme à la soutane. «Eh bien, chez nous, c’est partout le visage», fut leur conclusion. Ils auraient pu inverser la proposition: chez vous, même dans cette partie découverte que vous prétendez tourner vers Dieu, on ne voit plus que du cul.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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