Chroniques

Les nouveaux habits du capitalisme

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

Bienveillance, empathie, coopération, enthousiasme, bonheur… autant de mots qui fleurissent dans la littérature managériale actuelle. Mais quels sont les enjeux de ce nouvel habillage du capitalisme?

Le mal-être au travail, cela coûte cher. Le management par la pression et le stress des années 1990 et 2000 a montré ses limites. Avec le management par objectifs, les entreprises ont accru leurs performances. Mais le psychisme des salariés n’est pas sans limites. Cela a conduit les syndicats, soutenus par des travaux en psychologie du travail, à dénoncer le stress, le mal-être, les dépressions, les burn-out, les suicides… Non seulement les entreprises se sont trouvées confrontées aux limites psychiques des salariés, mais ces dénonciations ont eu un coût négatif pour leur image.

Par ailleurs, certaines entreprises se sont taillé des succès économiques en faisant reposer leur management sur des concepts tels que le «management par le bonheur» ou le «management libéré». L’exemple de Google et de son Whoa management est souvent repris.

De fait, le discours managérial a commencé à s’intéresser plus largement, depuis le début des années 2010, à de nouvelles formes de management qui permettraient d’augmenter la performance de l’entreprise, tout en lui donnant une image positive.

Néanmoins, on peut s’interroger sur les conséquences de ces nouvelles formes de management au-delà des discours affichés actuellement à ce sujet. En effet, on peut se demander s’il est possible, même par le bien-être, d’augmenter sans limites les performances des salariés. On risque sans doute, au-delà des limites psychiques, de se heurter cette fois aux limites physiques. L’économie capitaliste, que ce soit en matière de productivité dans le travail ou dans son rapport à l’environnement naturel, tend à faire abstraction des limites matérielles.

Homo œconomicus et homo empathicus sur un bateau. Nombre de travaux récents sur la société capitaliste et l’économie néolibérale se sont appuyés sur une critique de l’homo œconomicus. Le néolibéralisme reposerait sur une anthropologie spécifique, celle de l’homo œconomicus, selon laquelle l’individu calcule son intérêt égoïste pour optimiser son plaisir. Ces analyses ont été mises en avant sous des formes différentes par Christian Laval, Jean-Claude Michéa ou encore Daniel Cohen.

Néanmoins, le discours managérial actuel tend à mobiliser plutôt une autre anthropologie au service de la performance capitaliste, en vantant la collaboration et même, au-delà, la coopération, et en valorisant l’empathie dans le management. Pour autant, là encore, il s’agit de mettre en perspective ces nouvelles valeurs managériales. Elles restent toujours au service d’un même impératif catégorique: la performance. La coopération est vantée car elle serait plus performante économiquement pour générer du profit que la compétition et la concurrence. L’empathie est valorisée car elle serait supérieure pour manager de manière performante ou dans les entreprises de services.

Les créatifs culturels, l’avant-garde du capitalisme. Les grandes entreprises capitalistes ont conscience que leur taille importante les handicape par certains aspects dans une économie de l’innovation. Afin de pallier cette difficulté, il s’agit de diriger les regards vers les secteurs d’innovation sociale. Le sociologue Paul Ray et la psychologue Sherry Anderson avaient mis en lumière, dans les années 2000, qu’un secteur de la population constituait la minorité active porteuse des innovations sociales.

Les grandes entreprises se tournent ainsi vers les valeurs visées par ces secteurs d’innovation sociale. Ces derniers ne cherchent pas nécessairement à construire un business model rentable à partir de leurs idées de départ. En revanche, ils sont souvent porteurs d’idées nouvelles et créatives visant à répondre à des besoins sociaux.

Or ces secteurs de créativité sociale ont mis en lumière l’efficacité sociale des valeurs de coopération et d’empathie. Certains pensent ainsi que l’extension de l’entrepreneuriat social ou de la société du coût marginal zéro conduira au remplacement de l’économie capitaliste.

Cependant, force est de constater que les idées qui ont émergé des secteurs de l’économie du «libre» ou de l’économie collaborative depuis les années 1990 n’ont pas généré durablement un système économique alternatif, mais sont venues nourrir l’économie capitaliste dominante.

Le meilleur des mondes capitaliste. Dans Le Meilleur des mondes, le romancier Aldous Huxley avait imaginé une société reposant sur une recherche artificielle du bien-être psychique grâce à une drogue, le Soma. Aujourd’hui, avec le management par le bonheur, le discours managérial nous promet un meilleur des mondes capitaliste reposant sur le bien-être au travail. Mais, là encore, il est possible de se demander dans quelle mesure il ne s’agit pas d’une nouvelle illusion, dans le cadre d’un système où les maîtres mots continuent d’être la performance et le marché, et où rien n’est dit concernant la question de la répartition capital/travail des profits.

* Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, Présidente de l’IRESMO, Paris, http://iresmo.jimdo.com/. Irène Pereira vient de publier deux ouvrages: Le Pragmatisme critique – Action collective et rapports sociaux février 2016, et Travailler et lutter – Essais d’auto-ethnobiographie, L’Harmattan, coll. Logiques sociales, fév. 2016.

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