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Antithèses

Mauvais genre

J’aurais aimé que ce soit un 1er avril; mais c’est bien le 31 mars que la BBC a annoncé sur son site qu’un petit Brésilien de neuf ans s’est fait injurier et menacer par des camarades de classe pour avoir porté un T-shirt aux couleurs du drapeau suisse. Les écoliers l’ont en effet pris pour un fervent supporter du très controversé gouvernement de Dilma Roussef et de son Parti des Travailleurs, dont le logo présente une étoile rouge à cinq branches avec en son cœur les lettres P et T en blanc. La ressemblance avec notre étendard est assez lointaine, et je ne suis pas certain que ces enfants aient saisi les ramifications helvétiques du scandale Petrobras. Mais en période de tensions politiques, apparemment, tout chiffon rouge, même à croix blanche, incite à foncer tête baissée.

Ce n’est pas la première fois qu’opère l’effet muleta de notre drapeau. En février 2010, après l’assignation à résidence de Roman Polanski dans son chalet de Gstaad, un plumitif germanopratin s’en était pris à la Suisse avec une violence des plus comiques. Lui aussi se trompait d’emblème, n’ayant pas vu derrière le nôtre la bannière étoilée de juges américains qui ont d’ailleurs encore poursuivi le cinéaste, tout récemment, jusqu’en Pologne – pays dont le drapeau arbore également, il est vrai, les couleurs rouge et blanche.

Il y a assurément de bonnes raisons à s’insurger contre la politique de notre gouvernement, certains us et coutumes locaux (en matière économique particulièrement), ou tels résultats de votations. Mais ce qui me frappe, dans bon nombre de réactions anti-helvétiques, c’est leur caractère épidermique, irraisonné, immotivé, avec parfois de francs relents racistes. Je feuillette en ce moment l’Album par lequel un éditeur a commémoré l’an dernier le centenaire de la naissance de Roland Barthes. Il se trouve que l’essayiste a passé une année à Leysin, de février 1945 à février 1946, pour y soigner sa tuberculose. La clinique où il était en cure se trouve juste à côté du chalet où je passe les plus belles de mes journées. J’étais donc curieux de lire ce qu’il pouvait dire de son séjour dans les lettres adressées à ses amis et qui sont recueillies en ce volume.

Passons sur la condamnation pour «laideur» d’un paysage qui ne cesse de m’enchanter depuis trente ans. Plus significatif me semble être ce sentiment de «haine» dont Barthes se déclare lui-même habité, et qui vise en priorité «les Suisses», même si ses camarades français ne sont pas épargnés. «J’ouvre un dossier sur nos hôtes, et je t’assure qu’il sera lourd», écrit-il ainsi à Philippe Rebeyrol le 12 juillet 1945. L’annonce n’est hélas pas suivie d’effet: dans cet Album (comme dans le reste de l’œuvre de Barthes, à ma connaissance), le dossier est quasi vide. Qu’est-ce qui nous vaut tant d’animosité de la part d’un trentenaire qui ne devrait plus avoir les prurits d’un adolescent boutonneux? Une «bêtise flagrante», tout d’abord – on attendrait des exemples schneiderammanniens qui eussent déclenché un rire réparateur, mais le jeune Roland s’arrête là. Puis «le manque de beauté des corps», quoiqu’il reconnaisse que certaines peaux d’Helvètes «sont – ou tout au moins, hélas, paraissent – fraîches et naïves comme des épidermes de scout». Enfin, «la puanteur des Suisses». J’hésite à prendre cette dernière affirmation au propre ou au figuré, au physique ou au moral; mais il semble bien que la première hypothèse soit la bonne, le futur professeur au Collège de France se plaignant dans une autre lettre d’avoir à rencontrer tous les quarts d’heure «un vieux paysan sale»: à la haine d’un peuple se joint le mépris du peuple.

Le surprenant est qu’en réalité Barthes voit fort peu de Suisses à Leysin. Les trente pensionnaires de la clinique sont des étudiants français, comme lui; sur trois médecins, un seul est suisse; et à cette époque, les sanatoriums accueillent surtout les rescapés des camps, belges, polonais, français… Je reste donc perplexe – sauf à remarquer la récurrence d’une forme de pensée par opposition, chez un Barthes qui restera toujours attiré par la dialectique. Lorsqu’à dix-neuf ans, il confie au même Rebeyrol être tombé amoureux d’une jeune fille, il relève aussitôt un beau contraste à la Stendhal: elle est «très brune de cheveux, de peau, et d’yeux», lui blond aux yeux bleus. L’opposition qui paraît justifier l’amour ne débouchera sur aucune conjonction avec l’autre sexe; de manière analogue, l’antithèse haineuse ne conduit à aucune synthèse. Mais on a le sentiment que c’est un schéma scolaire qui préside aux réactions de Barthes: celui d’un plan dissertatif qui se voudrait «dialectique», mais qui, pour avoir trop forcé sur la construction d’un couple antithétique, ne parvient pas à dépasser le stade de la confrontation, quand il n’en profite pas pour se délecter dans l’animosité. C’est qu’on est si vite tenté de voir rouge, même là où brille aussi du blanc; même quand on n’est pas un écolier brésilien; même quand on n’en a plus l’âge.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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