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L’Europe et l’asile: la honte

Transitions

On ne sait plus où regarder; on ne sait plus à quoi se raccrocher; on ne sait plus comment surmonter le sentiment de honte. C’est ça l’Europe? Cette bande de couards? Ces ministres lessivés qui, au bout de la nuit, vendent leur âme à l’un des régimes les plus répressifs et les plus corrompus du moment? L’accord passé le 18 mars entre l’Union européenne et la Turquie est entré en vigueur. Tremblez, braves gens! Le refoulement des requérants va commencer! Imaginez tout de même ce que cela représente pour ces hommes, ces femmes et ces enfants: des mois de terreur et d’hésitation avant de se résoudre à l’exode; le saut dans l’inconnu avec pour seul viatique un maigre reliquat de tout ce qu’on possédait; l’épouvante de la traversée, dans la nuit, le froid et les vagues; l’errance, l’attente; aller coûte que coûte vers l’avant; le point de non-retour est dépassé. A l’arrivée, voilà qu’on les traite de «clandestins» et qu’on les achemine, comme du matériel humain non identifié, vers un camp de détention. Non! Impossible! Tout ce vécu, tous ces efforts, tout ce qu’ils ont surmonté jusque-là ne peut pas être refait à l’envers, ne peut pas être annulé d’un trait de plume; ne peut pas être lancé sur un ferry comme un paquet qu’on retourne à l’expéditeur. L’accord ne marchera pas, sinon au prix d’un nouveau drame. Quelle disproportion entre l’immensité de l’attente et la froideur glaçante de la réponse!

Les médias ne cessent de répéter qu’on vit la plus grande crise migratoire depuis la deuxième guerre mondiale. Pour dire quoi? Que les Juifs refoulés dans les années 1940 ne seront pas morts pour rien? Qu’on a depuis lors inventé les Conventions de Genève précisément pour que de telles tragédies ne se reproduisent plus? Qu’on ne reverra jamais aux frontières des soldats impavides menaçant de leurs armes ceux qui tentent de sauver leur vie? Hélas, c’est tout le contraire: dans l’Union européenne, derrière les barbelés, c’est la débandade; l’OTAN envoie ses navires de guerre faire la chasse aux embarcations au large des côtes d’Asie mineure; une bande de marchands de tapis organise la foire aux réfugiés. L’accord prévoit en effet que pour chaque requérant refoulé, on ira en chercher un autre dans un camp turc pour le relocaliser en Europe. Un pour un. En fait, ce ne seront que des Syriens, et plutôt mille déportés pour un. Ça rappelle comment on sélectionnait les saisonniers dans les années 1960, au sud de l’Italie; ou comment on triait les esclaves africains, autrefois, sur l’île de Gorée au Sénégal: les robustes, les bien formés, les chrétiens… C’est ça le respect du droit d’asile?

Il y a un autre élément qui me choque dans cette histoire: c’est la disproportion flagrante entre le traitement de faveur concédé à la Turquie de Erdogan et le mépris affiché à l’encontre de la Grèce de Tsipras. Les dirigeants européens lancent un pont d’or vers la Turquie, alors que les Grecs, laminés par une politique d’austérité implacable, voient fondre sur eux une «troïka» furibarde dès qu’ils lâchent un pet de travers. Six milliards pour la Turquie, quelques millions chichement concédés à la Grèce, avec la promesse d’envoyer une horde de fonctionnaires et de policiers pour mettre en œuvre l’accord. Bruxelles se montre intraitable quant au respect des règles dictées par les banques, tout en trahissant ses propres obligations, ses principes, ses valeurs.

Le deal de la honte avec la Turquie pourrait toutefois, ironie de l’histoire, présenter un résultat inattendu: l’Union européenne s’apprêtant à lui accorder une faveur supplémentaire en supprimant l’obligation du visa pour ses ressortissants, on peut imaginer qu’ainsi les Kurdes de Turquie, menacés de périr sous les bombes de leur propre gouvernement, ou les journalistes que ce même gouvernement réduit au silence, ou les avocats qu’il bâillonne, ou les opposants qu’il emprisonne, pourront accéder facilement à nos pays pour y demander l’asile. Ils ne seront pas des «clandestins», eux. Peut-être qu’une «invasion» de réfugiés turcs ferait réfléchir l’Union?

«Je pense qu’il faut adhérer à l’Union européenne pour participer à la construction d’un espace de paix, d’une communauté pluriculturelle, d’une société consciente de ses responsabilités écologiques, et sociales». C’est ce que j’affirmais devant le Conseil national en 2003. Aujourd’hui, ces rêves sont fracassés. Peut-être peut-on compter sur la «société civile» pour les reconstruire? Les politologues parlent volontiers d’une polarisation de la politique, due au renforcement des extrêmes. Moi je vois plutôt une polarisation sociétale et humaine, entre tous ceux qui se sont levés pour porter secours aux réfugiés et ceux qui se contentent de hurler leur trouille dans les rues. Au milieu, les présidents, les ministres, les commissaires s’illustrent surtout par leur impuissance et leur lâcheté.

* Ancienne conseillère nationale.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary Transitions

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lundi 8 janvier 2018

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