Chroniques

Charité mal ordonnée

Mauvais genre

On n’est à l’abri de rien, en notre bonne Genève; malgré les lois, malgré la police et les braiments du Baudet de la Tour. Je sors dans la rue, fais quelques pas la tête encore bruissante d’une lecture agréable; et là, me barrant le passage, un mendiant dans une chaise roulante. Un de ceux qu’on ne devrait plus trouver ici; qui semble venir de très à l’Est du continent, si on le regarde au visage; mais qui m’oblige à voir plus bas. Des jeans coupés au-dessus des genoux; et deux moignons qui en dépassent, presque noirâtres, bien exhibés. J’ai un mouvement de dégoût, détourne les yeux, force le pas. Puis vient la honte devant ma réaction: comme si la misère, surtout quand elle affecte le corps, devait se cacher. En même temps malgré tout, quoiqu’avec mauvaise conscience, le sentiment qu’elle le devrait, sous cette forme qu’elle me présente, et qui remue trop de choses en moi. Je me force à regarder: non seulement le dégoût revient aussitôt, mais s’y ajoute la désagréable impression de voyeurisme. Et maintenant, les hésitations, tergiversations: on donne, on ne donne pas? Combien vaut le spectacle? Un peu plus pour deux jambes tranchées que pour une?

Je n’aime pas les mendiants. Non en eux-mêmes; mais très égoïstement pour toutes ces interrogations qu’ils suscitent, ces sentiments mêlés, ce malaise. Je hais les sociétés, les systèmes qui me contraignent à m’y confronter et me poussent à admettre comme quasi naturel le fait de devoir tendre la main. Je suis d’un pays et d’un temps qui ne les connaissaient pas; je n’ai vu ma première mendiante qu’à dix-huit ans, en Crète. Et je n’ai jamais réussi à m’y habituer, ni à savoir comment agir.

Je me revois à la basilique Saint-Denis, avec un ami parisien, il y a bien longtemps. Nous avions visité les tombeaux des rois; et à sa grande colère, j’ai fait tout ce qu’il ne fallait pas faire. Sur le parvis, un homme d’âge indéfinissable, le visage d’un rouge sombre, la peau boursouflée comme si elle avait été brûlée. Je le regarde: première erreur. Deuxième: je m’arrête. Il a les yeux fixés sur moi, ne demande rien – mais l’attente est claire. J’y réponds; c’est un mouvement de main à main. Circonstance aggravante: j’y ajoute quelques mots. Le silence du geste m’avait mis mal à l’aise; et je pensais à ces faces sculptées de rois morts auxquelles je venais de prêter tant d’attention: je ne pouvais admettre d’ignorer un visage bien vivant, des paupières non refermées sous lesquelles avait brièvement lui le soupçon d’un espoir qui pourrait n’être pas déçu.

Le regard de mon ami en revanche était furibond. J’avais encore le cœur trop tendre; je ne connaissais pas les usages. Il y a des gens à principes, et qui les énoncent hautement: «moi je ne donne jamais»; «moi je ne donne qu’à…» Je les envie. Lors de mes premiers voyages au Maroc, si le nombre de mendiants s’élevait soudain vertigineusement, au moins m’indiquait-on des pratiques à respecter; j’avais des repères: un jour de la semaine (le vendredi) où l’on se doit d’être généreux; un âge que l’on respectera davantage (on fait l’aumône aux vieillards, non aux enfants), un sexe, une infirmité… Et la mendicité prend elle-même des formes convenues, donc rassurantes: le tintement de piécettes dans le creux d’une main, l’invocation du Dieu tout-puissant, un geste en direction de la bouche…
Ici, la confusion. Non seulement un flottement entre répression et pseudo-tolérance, mais toutes les formes se mêlent, en une fumeuse hiérarchie. Tout en bas, le bête gobelet; plus haut quelques scènes de comédie plus ou moins réussies; et cette zone incertaine qui nous fait hésiter entre quémandeurs inventifs et artistes de rues. La loi de la concurrence s’est installée, les méthodes racoleuses de la publicité ont triomphé: on vous raccroche le passant avec tel numéro de mime ou autre, censé vous faire rire ou pleurer. Je n’aime pas les mendiants, et moins encore à présent qu’on les veut débrouillards; qu’on se sent en droit d’être exigeant: amusez-moi – avec originalité; émouvez-moi – mais sans pathétique. D’ailleurs cachez ce moignon que je ne saurais voir.

Et tout à coup je me souviens d’un soir; à Strasbourg, sur une place, il doit y avoir une vingtaine d’années. Une vieille mendiante se tenait là, enveloppée dans un long manteau, et qui lançait de temps à autre, d’une voix éraillée, quelques mots que je ne comprenais pas, que je n’essayais pas de comprendre, indifférent à elle. A un moment donné pourtant, mes yeux sont comme attirés par elle, par je ne sais quoi chez elle: la position peut-être, un peu courbée, les jambes écartées, et ces deux mains qui relèvent le manteau, découvrant les souliers. Elle pisse. Quand enfin mes yeux se détachent de ce filet liquide qui s’est mis à serpenter sur les pavés, quand ils remontent à son visage, je vois tous ses traits se plisser, malicieusement; et nous éclatons tous les deux d’un grand rire, dans l’ébahissement général de ceux qui nous entourent. Il y a des mendiants qui savent se faire aimer.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

Chronique liée

Mauvais genre

lundi 8 janvier 2018

Connexion