Chroniques

Laïcité ou intolérance?

En coulisse

La presse nous apprenait récemment qu’une employée d’une institution de la Ville de Genève avait eu le malheur d’effectuer son travail la tête recouverte d’un foulard. Tollé semi-général: des membres de l’UDC et d’Ensemble à gauche montent au créneau. Sous couvert de défense de la laïcité, l’inconnue est vouée aux gémonies et sommée par les intéressés d’ôter le vil morceau de tissu. Les arguments fusent: les faits se déroulent dans la fonction publique, sphère qui serait de facto incompatible avec une quelconque forme d’affirmation spirituelle; une loi sur la laïcité est d’ailleurs en cours d’étude, nul doute qu’elle aboutira à l’interdiction définitive du dangereux textile dans les institutions municipales et étatiques, renchérissent les scandalisés.

Mais le magistrat en charge de l’institution dans laquelle officie l’employée, Sami Kanaan, modère les ardeurs; de son point de vue, la situation est très rare et se trouve dans une zone de flou juridique; il convient donc, en toute logique, de ne pas se braquer et de laisser l’employée garder son voile le temps que l’affaire soit étudiée plus à fond. Nouveau tollé chez les autoproclamés défenseurs de la laïcité. Le magistrat se voit taxé au mieux d’irresponsable, au pire de collabo. Sur Facebook, baromètre des pulsions et des indignations multiformes, les critiques de militants des deux bords se déchaînent. Pourtant, Ensemble à gauche ne parle pas d’une même voix. Pierre Vaneck, de Solidarités, offrait récemment, dans l’excellent journal de son parti, une analyse marxiste sur la question religieuse, parvenant à la conclusion que le combat contre les manifestations individuelles de croyance relevait davantage de l’enfumage et du combat d’arrière-garde que du progressisme. Le voilà à son tour conspué par la même frange étroite de militants, comme la pire des crapules réactionnaires!

Bigre! Mais pourquoi tant de rage? Que des membres de l’UDC ne ratent pas une occasion de signifier leur hostilité aux citoyennes et citoyens de confession musulmane, cela tombe (malheureusement) sous le sens; mais quelle mouche a piqué certains militants de gauche, souvent à la pointe des combats progressistes et adversaires déclarés… de l’UDC?!!! Le mystère reste entier.

La laïcité, valeur on ne peut plus honorable, mérite-t-elle vraiment qu’on en fasse une lecture aussi primaire? En quoi le fait de porter un signe d’appartenance à telle ou telle religion aurait-elle une influence sur la qualité du travail des fonctionnaires? En quoi l’affirmation personnelle de sa foi par tel ou tel signe vestimentaire serait-elle synonyme de danger pour la collectivité? Si l’on suit bien le raisonnement: exit la kippa, les colliers avec croix chrétiennes, les bracelets bouddhistes, les bonnets rastas? Et les dreadlocks? Les colliers incas? Les tatouages de dieux vikings? Que faire avec ceux qui portent des t-shirts Star Wars, sachant qu’une minorité de personnes ont dépassé le stade de la fiction pour croire réellement au pouvoir de la force, inventée par George Lucas? Il existe aussi, au Brésil, depuis plus d’une décennie, une très sérieuse Eglise d’Iron Maiden. Authentique! Selon toute logique, haro sur les sweatshirts Iron Maiden.

Les exemples peuvent être déclinés à l’infini. On le voit bien, cette logique mène à l’impasse. La laïcité, concept hérité des Lumières, a pris son essor en Europe, au début du XXe siècle, pour en finir avec les reliquats de l’Ancien Régime, dont l’Eglise catholique était un de piliers. Il s’agissait aussi pour la bourgeoisie d’affaires d’entrer de plain-pied dans le monde matériel et de prendre son essor sans traîner comme un boulet les différents types de clergés improductifs et parasites ainsi que leur désormais obsolète logiciel spirituel.

Les raisons de la montée en puissance de l’idée laïque dans le monde sont nombreuses. La laïcité est une idée bien plus large que ce à quoi on prétend la réduire aujourd’hui. Dans tous les cas, la religion ne représente plus un pouvoir politique dans notre pays, ce dont on peut bien évidemment se réjouir. Il semblerait, par conséquent, raisonnable de laisser les gens croire à ce qu’ils veulent, quel que soit l’endroit où s’exprime cette croyance, du moment que cela n’interfère pas avec la qualité de leur travail et ne nuise pas à la liberté de penser de ceux qui les côtoient. On a du mal à imaginer, encore une fois, que le port d’un voile, d’une kippa, d’une croix chrétienne, d’un bracelet bouddhiste, représente une quelconque violence pour autrui.

Mais comme tous les mouvements de progrès, le concept de laïcité a fait l’objet d’une récupération terrifiante. En France, Marine Le Pen ne jure que par elle – sans oublier de vanter les racines chrétiennes de son pays en passant! –, de même que Sarkozy et Valls, deux hommes politiques qui flirtent allégrement avec le racisme. Un des principaux sites d’extrême droite française s’appelle «Riposte laïque» et affiche une islamophobie totalement décomplexée. S’offusquer dès qu’on voit l’amorce d’un voile s’apparente à une réaction boutonneuse pré-pubère de la part de certains militants de gauche, qui occulte de fait de multiples pans de réflexion sur les questions culturelles, économiques, historiques, féministes, métaphysiques, ethnologiques, psychologiques et sociales.

Et appelons un chat un chat: cette lecture primaire de la laïcité s’en prend le plus souvent à une des catégories les plus vulnérables de la société: la femme musulmane. Il faut donc se méfier des jugements à l’emporte-pièce et ne pas faire le jeu des racistes de tous poils pour qui la critique de la religion est une manière vicieuse d’attaquer le tissu multiculturel qui fait la richesse de nos nations, mais qui est aujourd’hui plus menacé que jamais.

* Auteur metteur en scène, www.dominiqueziegler.com

Opinions Chroniques Dominique Ziegler

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lundi 8 janvier 2018

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