Chroniques

Mélancolie du Cro-Magnon

COMME UN MARDI

Entre deux bouchées de mammouth séché, Ougougourok méditait. Les choses avaient bien changé depuis la Nuit du Partage. Au coucher du soleil, ce jour-là, les deux caïds du clan Rok et du clan Wak avaient réuni tout le monde au centre de la plaine. Une grande nervosité régnait, car personne ne connaissait le motif de cette convocation jumelée. Et, tandis que les femmes-tambour jouaient des rythmes sourds et hypnotiques, les Rok et les Wak se scrutaient mutuellement pour découvrir le fin mot de l’histoire. La lueur tremblante des torches, cependant, ne laissait voir au fond des yeux que l’éclat hésitant de la perplexité. Les plus bileux serraient leur pieu ou leur casse-tête d’une main moite. Les plus féroces attendaient l’odeur du sang. Les plus sages ouvraient leur esprit à toute éventualité.

Finalement, les deux caïds prirent la parole. Les errances libres dans la plaine étaient désormais terminées. Le chamane traça au sol une longue ligne du bout de son bâton-magie. En-deçà de la ligne, ce serait le territoire des Rok. Au-delà, ce serait le territoire des Wak. Placés face-à-face de chaque côté de la ligne, les caïds, entrechoquant leurs coiffes de dents de tigre, crièrent en chœur: «Ceci est à nous». Le franchissement serait tabou et il n’était plus question que les Rok aillent cueillir des baies chez les Wak, ni que les Wak courent le lièvre jusque chez les Rok. On posterait des guerriers armés des meilleures sagaies, et les femmes-arcs peintes de rouge iraient veiller dans les frondaisons. Ainsi fut fait. Pour marquer le coup, le chamane égorgea devant tout le monde un ours capturé sous la lune – et versa le sang fumant sur la ligne qu’il venait de tracer dans la poussière.

Pour Ougougourok, la vie devint moins réjouissante. Plus question de chasser le tigre avec son frère de maraude, Ougougouwak. Plus question d’offrir du miel à l’ondulante Tugubawak, puisqu’elle vivait de l’autre côté. Et plus question de suivre son instinct de limier, puisque les pistes devaient s’arrêter bien souvent, sans logique, au milieu d’une plaine que les animaux traversaient comme avant. Et puis régulièrement, des franchissements survenaient par mégarde. C’étaient alors des escarmouches qui laissaient tout leur temps aux proies de fuir bien loin de leurs poursuivants. Et il y avait eu des morts. Lors du grand incendie, les Rok avaient repoussé au-delà de la ligne les Wak qui cherchaient refuge de l’autre côté du fleuve. Les flammes les avaient dévorés. Heureusement, la belle Tugubawak en avait réchappé. Mais Ougougourok n’était pas satisfait. Quelques mots rituels et un sacrifice d’ours avaient réussi à changer l’ordre du monde: il y a quelques lunes seulement régnaient la paix et les équipées communes entre les deux clans; aujourd’hui dominait le tabou de la ligne – qui divisait la plaine comme si une montagne avait poussé en son centre. C’était grande sorcellerie. Heureusement, le mammouth séché avait toujours le même goût. Et Ougougourok sourit. Il venait de décider de s’enfuir avec Ougougouwak, Tugubawak et quelques amis – pour s’installer au loin dans une région sans ligne de partage en attendant que ces chefs aux idées folles retournent à la poussière.

Et nous voilà quinze mille ans plus tard. Nous savons que les espoirs d’Ougougourok étaient vains: les frontières sont désormais un trait distinctif de notre monde – et nous y sommes tant habitués qu’elles ont toutes les apparences d’un fait naturel brut. Nous savons également que dans les territoires qu’elles délimitent se sont édifiés des systèmes politiques, des mécanismes d’expression populaire, des dispositifs de solidarité et des communautés (souvent) culturelles qui sont difficiles à imaginer sur une Terre sans douaniers. Elles sont constitutives de la tapisserie de nos existences ordinaires – et bien des gens craignent que l’ouverture vienne détricoter cette subtile dentelle accouchée par des siècles ou des millénaires d’histoire sociale. Le temps les a donc sanctifiées de son antique poussière.

Mais n’oublions pas ce qui frappait l’esprit d’Ougougourok. Regardons les frontières du même œil «primitif» que lui et nous rejoindrons certaines leçons de la philosophie contemporaine: les nations, pour parler comme le métaphysicien Barry Smith, sont des «objets spatiaux décrétés» dont les frontières «existent comme résultat d’une décision ou d’une convention humaine». Ougougourok avait raison: il entre dans toute ça une puissante sorcellerie – qui, comme la magie, se fonde sur le pouvoir causal des mots. Car la frontière est le fruit d’un acte de foi continuellement renouvelé dont la formule magique est la suivante: «Nous attribuons à ce tracé imaginaire la fonction d’un mur infranchissable dont seuls nous contrôlons les portes». A la racine de nos vies ordinaires enserrées dans les murs de la nation, il y a donc une forme d’arbitraire métaphysique que trop souvent nous perdons de vue. Ougougourok, lui, n’était pas dupe des traits dans la poussière. D’où il suit que des Cro-Magnon aux nationaux-populistes d’aujourd’hui, l’évolution n’est pas certaine.
 

* Philosophe, auteur du Dilemme du soldat. Guerre juste et prohibition du meurtre, de Gare au gorille. Plaidoyer pour l’Etat de droit, et de Dernières nouvelles du zoo. Chroniques politiques.

Opinions Chroniques Nicolas Tavaglione

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lundi 8 janvier 2018

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