Chroniques

Ezra le Juste

AU PIED DU MUR

On dit, dans la tradition juive, qu’à chaque moment se trouvent trente-six Justes à travers le monde. On ne sait pas qui sont ces Justes, mais ils vivent parmi nous et contribuent à un monde meilleur. Je ne suis pas dans le secret des dieux, mais je connais un de ces Justes: il s’appelle Ezra Nawi. Ce plombier juif d’origine irakienne n’a pas le profil du militant d’extrême gauche que l’on a l’habitude de croiser dans les rassemblements de Tel Aviv. D’ailleurs, on le voit peu dans ce genre de manifestations, car c’est sur le terrain qu’il passe l’essentiel de son temps, dans le sud d’Hébron en particulier.

Depuis des années, il se rend plusieurs fois par semaine dans cette zone de non-droit où les colons israéliens tentent de forcer les paysans palestiniens au départ; tous les moyens sont bons, et l’armée laisse faire. Avec l’aide de quelques camarades du groupe Ta’ayoush («vivre ensemble»), Ezra essaie de protéger l’accès des paysans à leurs terres, s’interpose entre les colons et les Palestiniens, rouvre des puits rendus inutilisables. Ezra a également mis à profit son savoir-faire de plombier, en construisant des adductions d’eau ou des panneaux solaires.

Ezra est un Juste qui mérite tous les prix des droits humains. Pourtant, il vient de passer deux semaines en détention, accusé – excusez du peu – de tentative de meurtre et de liens avec un agent étranger. Durant une dizaine de jours, les médias n’ont pas eu le droit de mentionner son nom ni ses avocats de le rencontrer. Plusieurs décisions de justice en faveur de sa libération sous caution se sont heurtées à des appels en série du Parquet, alors que, parallèlement, les services de police organisaient des fuites sur ses prétendus crimes.

Grace à une action de solidarité et de sensibilisation efficace, Ezra est aujourd’hui en liberté, mais assigné à résidence; un procès semble peu probable.
Comment en est-on arrivé à ce que les médias ont appelé «l’affaire Ezra»? Tout a commencé à Ouvda, une émission télévisée populaire animée par la journaliste Ilana Dayan. Ouvda veut dire «Faits», mais entre l’émission consacrée à Ezra Nawi et les faits, toute ressemblance est fortuite.

Dans son programme, Dayan nous montre Ezra racontant à des «amis» qu’il n’a aucun problème à dénoncer aux autorités palestiniennes des paysans prêts à vendre leurs terres aux colons, acte de haute trahison selon la loi palestinienne. Il s’avère que ces «amis» étaient des mouchards infiltrés au sein de Ta’ayoush par le groupuscule d’extrême droite Ad Kann. Depuis, nous savons que ce dernier a infiltré d’autres organisations, comme la très respectable organisation des droits humains B’tselem, ou encore le mouvement de soldats «Brisons le Silence».

Ilana Dayan se flatte d’être une journaliste de gauche, et son programme sur la première chaîne de télévision est souvent décrit comme ouvert, voire progressiste. Je n’ai jamais partagé cette opinion, remarquant que Dayan a toujours su éviter les sujets qui fâchent et fait le silence sur l’occupation coloniale. Progressiste, non, consensuelle plutôt. Or, quand on veut être consensuelle, il faut se fondre dans l’air du temps, qui, comme on le sait, est aujourd’hui malsain, pour ne pas dire putride. C’est ainsi qu’Ilana Dayan a, en un soir, cessé d’être une journaliste relativement honnête et consciencieuse pour devenir une moucharde au service de/manipulée par (rayer le pire pour une journaliste digne de ce nom) l’extrême droite.

Ce qui est particulièrement grave, c’est qu’elle a montré le film d’Ad Kann sans recul ni critiques, sans même préciser qui avait filmé et enregistré Ezra. Mouchards infiltrés dans les organisations des droits de l’homme, journalistes qui s’adaptent à l’esprit du temps, violence contre les rares manifestants qui osent encore défier le discours dominant – il y a aujourd’hui en Israël une sale odeur de fascisme.
 

* Militant anticolonialiste israélien, fondateur du Centre d’information alternative (Jérusalem/Bethléem).

Opinions Chroniques Michel Warschawski

Chronique liée

AU PIED DU MUR

lundi 8 janvier 2018

Connexion