Chroniques

Des juges souverains

Mauvais genre

L’UDC ne veut plus de «juges étrangers». J’avoue n’être moi-même pas tout à fait certain d’avoir à me réjouir de ceux qui nous viendront de Hongrie, de Pologne, d’Azerbaïdjan ou d’ailleurs, pour siéger dans la Cour européenne des droits de l’homme ou telle autre juridiction. Et je dois en toute honnêteté reconnaître les compétences uniques de nos magistrats autochtones, qui rendent toute contestation non seulement superflue mais ­offensante.

On a pu le constater le 11 décembre dernier à Genève. Alors que les fonctionnaires battaient le pavé, que l’exécutif et le législatif leur opposaient des caisses vides, le judiciaire, sous la forme du Tribunal de police, accordait généreusement plus de deux millions de francs de dédommagements à un gérant de fortune, augmentés d’un intérêt de 5% à partir de 2012 – soit pour trois années durant lesquelles la banque cantonale où j’ai placé mes économies se montrait à mon égard d’une lésinerie que je persiste à déplorer.

Mais il faut dire que le financier en question a fait preuve de qualités dont je suis passablement dépourvu. Il a su frapper aux bonnes portes, pour obtenir les sommes qui devaient faire tourner sa petite entreprise; il les a placées quand il le fallait où il le fallait, en faisant preuve de confiance et de respect envers une autorité en la matière. Et si cette autorité avait nom Madoff, si trois milliards de dollars ont été ainsi engloutis, on ne saurait lui en tenir rigueur. Car la juge elle-même a pris soin de le souligner: Bernard Madoff jouissait alors «d’un grand prestige»; et c’est quelque chose qu’on n’entame pas. Sa réputation était «sans tache», et les investisseurs devaient se sentir «privilégiés» que lui soit ainsi confié leur argent sans curiosité déplacée, sans ces soupçons qui peuvent ternir l’honneur d’un homme, dût-il se révéler ensuite un vulgaire escroc. La foi aveugle, spontanée, innocente, a quelque chose de profondément touchant, et l’on ne peut que se féliciter qu’un tribunal y ait été sensible: plus de deux millions de dommages (pour le contribuable) et intérêts (pour l’intéressé), ce n’est que justice.

Pour prix d’avoir fermé les yeux en envoyant l’argent chez l’affairiste newyorkais, le gestionnaire s’accordait annuellement une somme oscillant entre 3 et 4,7 millions: c’est que «tout travail mérite salaire», a rappelé la juge fort opportunément, quoique au risque de donner de mauvaises idées aux fonctionnaires protestataires. Mais l’Etat doit être là, non pour satisfaire ses employés ou usagers, mais pour assurer la conservation de la place financière genevoise et la dignité des spéculateurs.

Le canton du bout du lac n’est pas seul à garder le sens des valeurs. Trois mois plus tôt, le Tribunal cantonal vaudois cassait une adjudication. La Ville de Lausanne avait en effet renouvelé la concession qu’elle accordait depuis des années à la Société Générale d’Affichage. Elle s’appuyait pour cela sur plusieurs éléments: le niveau de rémunération des employés (alors qu’on est de toute manière dans le bas de l’échelle, bien au-dessous du revenu d’un gérant de fortune genevois); le taux de couverture de la caisse de pension (comme si l’on avait à se soucier des retraités d’après-demain); la sécurité au travail (mais les accidents font partie des aléas de la vie laborieuse); le nombre d’apprentis (de futurs chômeurs, soyons réalistes); et divers autres critères, écologiques notamment, tous balayés d’un auguste revers de manche, ces considérations étant, selon l’arrêt du Tribunal, «soit dénuées de pertinence, soit étrangères au but visé par les dispositions applicables».

Que fallait-il retenir alors? La redevance; la somme versée; les sous et c’est tout. La société rivale l’avait parfaitement compris. Il faut dire que «Clear Channel Swiss» est la filiale d’une multinationale américaine qui ne régate pas uniquement sur le marché de l’affichage publicitaire, mais a su s’imposer dans l’organisation de concerts et de festivals, non sans susciter quelques remous dont Wikipedia (parmi d’autres) se fait perfidement l’écho. Qu’importe, le cas était aussi clear que le Channel: le Tribunal vaudois n’a même pas demandé à la Municipalité de revoir sa copie, il a attribué d’office le contrat au recourant.

Il était question autrefois, sous la plume de doux rêveurs comme Montesquieu, d’une stricte séparation entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Ce qui fait sans doute la supériorité de certains de nos juges, c’est au contraire qu’ils peuvent apparemment dicter leur loi aux instances étatiques. Grâce à eux, nous pouvons sans problème nous passer de magistrats étrangers, mais mieux encore: de tout élu politique, de toute administration publique. Dès qu’il s’agit d’affaires, nos tribunaux sont des experts.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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