Contrechamp

Les multinationales, «activistes» du climat?

COP21 • Loin de l’obstructionnisme des années 1990, les firmes multinationales, organisées en associations dans la perspective de la Conférence de Paris sur le climat, s’affichent aujourd’hui comme des acteurs à l’avant-garde de la lutte contre le changement climatique. Décryptage.
«Travailler en semble pour construire une meilleure économie.» Six mois avant le sommet mondial sur le climat MINAM - FLICKR-CC

«Nous ne sommes ni optimistes ni pessimistes, mais nous sommes des activistes, des activistes des entreprises». Prononcée par Jean-Pascal Tricoire, PDG de Schneider Electric, lors d’un sommet sur le climat organisé par des associations de firmes multinationales en mai dernier –le Business & Climate Summit– cette phrase a été reprise comme un slogan par nombre de ses participants. Elle illustre la très forte mobilisation des firmes à l’approche de la Conférence de Paris sur le changement climatique –la COP21– mobilisation qui atteindra son apogée à cette occasion.

Sommets, prises de position, lettres ouvertes, articles ou publicités dans la presse, participation aux négociations onusiennes des associations de firmes admises comme observatrices, création de larges coalitions, cette mobilisation politique impressionne par son intensité. Le terme «activiste» illustre également à lui seul le positionnement actuel des acteurs économiques au niveau mondial. Loin des stratégies obstructives de lobbying menées dans les années 1990, les principales associations de firmes multinationales affichent aujourd’hui des objectifs consensuels: limiter la hausse des températures à 2°C par rapport au niveau préindustriel et faire baisser les émissions globales de gaz à effet de serre à partir de 2020 pour parvenir avant la fin du XXIesiècle à des émissions nettes de carbone réduites à zéro –objectifs qui peuvent surprendre alors que ces associations réunissent entre autres des firmes au cœur du capitalisme carbone (pétrole, charbon, automobile, etc.).

L’autocélébration des firmes multinationales comme activistes à l’avant-garde de la lutte contre le changement climatique tient beaucoup de l’affichage promotionnel, et il est bien sûr toujours nécessaire de pointer le décalage parfois flagrant entre communication et pratiques effectives. Mais au-delà de la question du greenwashing, de quoi est constitué le «positionnement activiste» des firmes multinationales et quels sont ses objectifs politiques ?

Entre menaces et opportunités

Le changement climatique représente une menace politique et économique réelle pour les firmes multinationales, celle de voir leur activité fortement réglementée voire prohibée. On connaît par exemple la nécessité de ne pas exploiter une très large proportion des ressources fossiles pour garder une chance de rester sous la limite des 2°C de réchauffement global. Le changement climatique constitue pourtant également un ensemble d’opportunités offertes aux firmes: celles de développer de nouveaux marchés mais surtout de renforcer leur légitimité, ou, du moins, leur acceptabilité sociale. C’est au travers de cette dernière dimension que nous proposons de comprendre ce positionnement.

Issu d’une vaste réorientation stratégique menée dans les années 2000, celui-ci a pour socle une adhésion sans restriction aux conclusions de la science climatique, accompagnée d’un appel à l’action urgente face aux catastrophes à venir. Cet alignement sur la science se double souvent d’une autocritique parfois sévère des excès d’un capitalisme obsolète, aveugle à ses impacts environnementaux et obnubilé par la recherche de rendements toujours croissants. Ce socle permet aux firmes de décrire un changement de paradigme, celui de la transition actuelle vers un capitalisme vert, bas-carbone, durable, dont elles seraient les actrices.

Argument le plus directement promotionnel, il est l’occasion de mettre en avant les firmes vertueuses menées par des entrepreneurs visionnaires. Avant les autres, ceux-ci auraient compris que le changement climatique ne représenterait pas uniquement une menace ou un danger, mais aussi une immense opportunité économique à saisir. Valoriser les progrès importants mais encore insuffisants pour contenir le réchauffement climatique permet aux firmes d’entrer ensuite dans le vif des revendications politiques et de proposer leurs «solutions».

Régulièrement dénoncées comme de fausses solutions par divers mouvements sociaux, celles-ci consistent en un savant mélange de promesses technologiques et de revendications adressées aux pouvoirs publics appelés à mettre en place un nouveau «climat des affaires». Les solutions technologiques sont nombreuses: énergies renouvelables, efficience énergétique, systèmes de capture et stockage du carbone, nucléaire, biocarburants, etc.

Sur le plan politique, les revendications portent principalement sur l’instauration par les Etats d’un environnement stable et favorable à l’activité économique. Celui-ci se compose d’un accord sur le climat ambitieux, universel et juridiquement contraignant lors de la COP21 afin de garantir une visibilité économique à long terme. Dans le même ordre d’idée, la généralisation de la tarification carbone est promue avec insistance. Elle consiste en la création d’un prix lié à des externalités environnementales négatives générées par une activité économique, si possible par des mécanismes comme les marchés d’échange de permis d’émission et les mécanismes de compensation carbone. Alors que plusieurs marchés de ce type existent déjà, l’objectif est plus encore de prévoir dans l’accord issu de la COP21 la possibilité de relier ces différents marchés, c’est à dire de rendre fongible les actifs financiers créés afin d’augmenter la liquidité du marché et de tendre à long terme vers un prix mondial du carbone.

Une triple exclusion

Plusieurs de ces «solutions» ou revendications sont problématiques. Notamment par leur capacité à générer effectivement les réductions d’émission de gaz à effet de serre au niveau nécessaire, ou par leur «carbocentrisme», privilégiant la réduction des émissions de gaz à effet de serre et négligeant les autres impacts environnementaux et sociaux. Mais plus que leur impact direct sur le climat, quels sont leurs effets et ceux du «positionnement activiste» des firmes sur la politique climatique?

Les firmes multinationales font du marché le moteur de la transition vers une économie durable –et plus précisément du seul signal-prix, censé réorienter les investissements et la consommation par un arbitrage coût-bénéfice vers une production «verte». Dans cette perspective, le rôle de l’Etat est important, mais uniquement pour créer les conditions-cadres de l’économie: conclure un accord international, créer les règles instituant un marché d’échange de permis d’émission, ou donner un élan initial par une politique d’investissement.

Se fier aux seules forces d’un marché corrigé par l’instauration d’un prix du carbone –lequel d’ailleurs?– voire d’une comptabilité carbone des firmes semble pourtant illusoire, les graves difficultés ayant entouré les mécanismes de flexibilité du Protocole de Kyoto en sont l’illustration. Plus précisément, cette perspective procède d’une triple exclusion.

Exclusion des causes socio-économiques structurelles du changement climatique d’abord, en contribuant à la reproduction du système financier, mais aussi commercial et industriel actuel. Détournant l’attention vers les solutions au changement climatique, cette approche compte sur un hypothétique découplage énergétique et matériel, soit sur la compatibilité entre hausse de la croissance et de la production d’une part, et moindre pollution et ponction des ressources naturelles d’autre part.

Exclusion d’un contrôle démocratique sur le contenu de la production ensuite, car seul le marché serait responsable de mener la transition d’une production à forte intensité carbone à une production durable, et donc d’organiser la substitution ou la suppression complète des énergies fossiles et de certains produits ou procédés.

Exclusion de la grande majorité de la population enfin, car ces «solutions» économiques ou technologiques sont souvent d’une grande complexité technique et demandent un haut niveau de connaissance, laissant les experts de la gouvernance globale du climat à laquelle les firmes participent le soin de prendre les «bonnes décisions».

Tous ensemble pour le climat, vraiment?

A un niveau plus général, le changement climatique représente une justification morale et universelle bienvenue pour les firmes multinationales et un capitalisme au lustre bien terni. En tentant de s’approprier la critique environnementaliste, les firmes se positionnent au sein d’un mouvement global pour le bien commun, dont elles seraient les héroïnes, et qui prétend ni plus ni moins à sauver le monde. Par sa gravité, son caractère global, et l’urgence d’agir qu’il induit, le changement climatique possède en effet un fort caractère unificateur. «Tous ensemble pour le climat» comme dit le slogan officiel de la COP21. Cet environnementalisme entrepreneurial rend ainsi plus difficile la critique des firmes dont l’activité est en grande partie la cause du problème, puisque celles-ci affirment déjà œuvrer à sa résolution et forgent des alliances sociales très larges. Il est pourtant nécessaire de dépasser la fable dépolitisée d’une espèce humaine tout entière unie pour le climat, surmontant enfin ses clivages sociaux et politiques surannés. Non, «tout le monde» n’a pas intérêt à la transition écologique et il existe des adversaires à cette transition, parmi lesquels les firmes des secteurs basées sur l’extraction de ressources fossiles et minérales.

Pour autant, aucune politique climatique crédible ne pourra ignorer le rôle des firmes multinationales. Leur «positionnement activiste» est donc l’occasion d’œuvrer stratégiquement à une désagrégation de l’alliance entre les firmes des secteurs les plus engagées dans la transition écologique et celles qui font tout pour maintenir le statuquo. Au vu de l’engagement sur le climat affiché par les firmes multinationales, une telle alliance n’est aujourd’hui tout simplement plus tenable.

*Assistant diplômé, Université de Lausanne – Institut d’études politiques, historiques et internationales (IEPHI). Nils Moussu termine une thèse consacrée aux associations de firmes transnationales actives dans la politique climatique; il participera à la COP21 à Paris en tant que délégué de la société civile.

 

 

 

Opinions Contrechamp Nils Moussu*

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COP21

jeudi 19 novembre 2015

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